Un monde de connaissances
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    Paul Alexis

    Après la bataille

    On se battait encore, très loin maintenant, sur l’autre versant du plateau, à deux ou trois lieues. Le jour touchait à sa fin, sans que la canonnade se ralentît. Un brouillard glacé se levant du fond de la vallée voisine assourdissait les coups.

    Un fantassin français se trainait sur la grande route départementale, seul, blessé au pied gauche. Une balle lui avait labouré le talon, heureusement sans fracturer l’os, et elle était ressortie. Obligé d’arracher son soulier, il avait pansé la plaie comme il avait pu, avec un pan de sa chemise déchiré en bandes. Il avançait très lentement, se servant de son fusil comme d’une canne, appuyant le moins possible son pied malade contre le sol durci et rendu glissant par la gelée. Les linges du pansement étaient tout rouges, imbibés de sang comme une éponge.

    Non seulement sa souffrance physique était très grande ; mais, avec la mobilité de sa physionomie, à certains longs frissons qui le secouaient tout entier, on était sûr que ce petit corps grêle et chétif, à organisation nerveuse, éprouvait toute sensation, agréable ou pénible, physique ou morale, d’une façon excessive. Un mince cache-nez, noir, de laine très fine, était noué autour de son cou. Bleuies par le froid, ses jolies mains qui, à l’ordinaire, étaient sans doute très blanches, avaient des engelures aux doigts comme celles d’un enfant. Bien qu’il eût vingt-huit ans sonnés, il n’en paraissait pas vingt. Il portait sa moustache naissante. De rares poils de barbe blonde, qu’il n’avait pas dû raser depuis trois mois, couvraient un menton un peu long, au bas des joues blêmes, pâlies encore par la perte de sang. Sa capote, son pantalon rouge, la guêtre et le soulier chaussant son pied resté valide, tout cela se trouvait trop large. Malgré ces délicates apparences, le jeune blessé n’avait pas jeté son sac, dont le poids écrasait ses chétives épaules. Et tant bien que mal, sautant sur un pied plutôt qu’il ne marchait, s’arrêtant tous les deux ou trois sauts pour ramasser à nouveau ses forces, il avançait toujours. Mais il arriva un moment où, malgré l’énergie de sa volonté, il lui fut impossible d’aller plus loin. Il n’eut que le temps de gagner au bord de la route une borne, au pied de laquelle il laissa choir son sac et il s’assit sur le sac. Maintenant la nuit était noire, le brouillard plus épais. Le dos appuyé à la borne, il écouta. Plus rien. Pas un bruit humain ; pas même un aboiement lointain de chien, ni un cri de chouette ; à se croire au fond d’un désert, et d’un désert ne contenant pas une bête vivante ! Il appliqua l’oreille contre le sol. Alors, tout là-bas, quelque part au fond du brouillard, un très lointain grondement. Le canon tonnait encore.

    Qu’est-ce que ça lui faisait, maintenant, que la bataille continuât et que l’armée française fût, ou non, victorieuse : lui, pourtant, un engagé volontaire par enthousiasme patriotique ! Il s’appliquait à consolider de son mieux le bandage improvisé de sa blessure. Puis, n’ayant rien pris depuis de longues heures, il se souvint qu’il devait avoir un reste de biscuit dans une poche de sa capote. Et il grignotait mélancoliquement son biscuit dur. Sa soif était ardente. Rien à boire ! Il portait bien une petite gourde en bandoulière : elle se trouvait vide. Il la déboucha pourtant, la porta à ses lèvres : une seule goutte d’eau-de-vie lui arriva sur la langue. Il se mit à réfléchir sur sa position.

    Il ne savait même pas où il se trouvait. Tant de marches et de contremarches, depuis quinze jours que son détachement avait rejoint l’armée de Chanzy et faisait campagne, l’avaient complètement désorienté. Ses idées, d’ailleurs, depuis qu’il s’était réveillé de son évanouissement au milieu d’un champ de betteraves, manquaient de netteté.

    Combien de temps était-il resté évanoui : dix minutes ? trois heures ? une journée entière ? Il ne savait pas. Tout ce qu’il se rappelait était ceci.

    Son bataillon avait passé une nuit entière dans un petit chemin creux, les hommes couchés à plat ventre, tout habillés. Défense de se servir du campement, même d’allumer une cigarette. Tout cela pour ne pas donner l’éveil aux avant-postes bavarois qu’il s’agissait de surprendre. Un peu avant l’aurore, une batterie de six pièces était arrivée dans le chemin creux, et son bataillon s’était porté à quinze cents mètres. Là, quelques minutes de halte derrière un rideau de peupliers ; puis, une centaine de ses camarades et lui, avaient dû s’avancer en tirailleurs contre un long mur de clôture crènelé par les Allemands. Ce mur, il eût été si simple de le raser avec quelques coups de canon. Mais la batterie du chemin creux, probablement, ne devait pas s’engager sans ordres supérieurs. Il avait donc fallu marcher bêtement, à poitrine découverte, contre un mur crènelé. Comme le cœur lui battait ! Sa première affaire ! Le moment attendu avec impatience depuis quatre mortels mois passés dans les camps d’instruction, mal équipé, mal nourri, mal commandé, fatigué par des exercices insipides. Il ne faisait pas bien jour. Pas un coup de fusil encore ! Pas une sentinelle ennemie ! Qui sait ? on allait peut-être surprendre une fois ceux qui nous avaient si souvent surpris nous-mêmes. Ne disait-on pas merveilles du jeune général en chef ? Cette aurore glacée ne serait-elle point par hasard l’aurore d’une grande victoire. Lui, n’aurait pas peur, ferait son devoir comme les autres. S’il allait avoir peur, pourtant ? Ce doute importun, humiliant, le secouait dans sa marche d’un tremblement nerveux. Aussi, maintenant, c’était de l’impatience, un furieux désir qu’elle ne se fit pas attendre plus longtemps cette première décharge qui le fixerait sur sa bravoure, qui le ferait tomber évanoui de lâcheté nerveuse, ou qui le transporterait de la surexcitation des héros. Voilà qu’ils étaient arrivés à quarante pas du mur crènelé. Qu’attendaient-ils pour tirer, les enfants de ce peuple flegmatique et lent ? Il se sentait presque tenté de leur crier : « Faites donc feu, sacrés imbéciles ! » Pour un rien, il aurait déchargé lui-même son chassepot en l’air afin de leur donner l’éveil. Puis, tout à coup, un énervant vacarme l’avait assourdi ; et, lui-même, au hasard, il avait fait feu dans la fumée ; puis, instinctivement, il s’était jeté à plat ventre. À partir de ce moment, ses souvenirs devenaient confus, se réduisaient à peu de chose. L’agaçant assourdissement des détonations avait continué. Dans la fumée de plus en plus épaisse, des balles sifflaient, quelquefois tout près de son oreille, puis s’enfonçaient dans la terre, hachant les betteraves, comme des grêlons poussés par un grand vent. Tout ce qu’il savait, c’est que les cent autres tirailleurs, ses camarades, étaient tous couchés comme lui, sains et saufs ou morts. Ce qu’il apercevait encore, au milieu de la brume de sa mémoire, mais alors nettement, c’était l’effrayant et inoubliable changement à vue du visage d’un soldat nègre, à quatre pas de lui, devenu blanc tout à coup, affreusement blanc, pendant une minute, tandis que la cervelle coulait hors du crâne décalotté, et recouvrait la chevelure crépue. Alors, lui, à côté du cadavre du nègre, s’était fait petit, n’avait plus remué, s’efforçant de se garantir le crâne avec la crosse de son chassepot. Le reste n’était plus que ressouvenances vagues : l’espèce de coup de fouet qu’il avait cru recevoir au talon, la perte de son sang, une lourdeur de toute la jambe gauche, la sensation de son pied baignant dans un liquide d’abord tiède, puis glacé, tout se confondait encore dans sa tête comme les imaginations brouillées d’un cauchemar. Il n’était pas bien sûr d’avoir tenté un moment de se remettre sur ses jambes, puis, d’être retombé. Comme aussi, une secousse du sol ébranlé par de la cavalerie, des sabots de chevaux battant l’air à côté de son visage, peut-être le passage d’un escadron entier au-dessus de son corps : tout cela était possible ! Ces choses, et probablement d’autres encore, avaient pu se passer de l’autre côté du pesant voile noir qui lui était descendu sur les yeux, qui l’avait enveloppé d’anéantissement. Enfin, il venait de s’éveiller, seul dans le brouillard glacé, dans la nuit tombante, dans l’immensité de la campagne devenue subitement déserte et silencieuse.

    Il frissonnait de froid, de peur. Une tentative pour se relever n’aboutit qu’à une douleur aigüe au pied gauche. Retombé assis sur son sac, il s’accouda de nouveau sur la borne, découragé, très faible. Dans quelques instants, si l’on ne le secourait pas, il perdrait encore connaissance. Un dernier espoir : que quelqu’un, Français ou Prussien, ami ou ennemi, passât bientôt sur la route. Et il tendait l’oreille.
    Rien !

    Alors, rassemblant le peu de force qui lui restait, d’une voix trainante et plaintive, il appela :

    — Au secours ! .. Quelqu’un, de grâce ! Quelqu’un ! Au secours !…

    Il se reposa un moment, recommença à plusieurs reprises ; et, entre chaque appel, il écoutait. Personne ! Un terrifiant silence ! Alors des larmes, de grosses larmes, lui envahirent les yeux, puis coulèrent silencieusement le long de ses joues d’enfant.

    Tout à coup, comme si une ressource suprême à laquelle il n’avait pas encore songé, se présentait subitement à lui, ses larmes ne coulèrent plus. Et il se mit à faire le signe de la croix. Maintenant ses lèvres remuaient et murmuraient tout bas quelque chose, des prières, des prières ferventes ? Mais ces prières étaient en latin.

    Il pria ainsi longtemps, les mains jointes, remuant par habitude le pouce et l’index de la main droite, comme si ses doigts eussent égrené un chapelet. Il baisait de temps en temps avec dévotion un scapulaire et une petite médaille pendus à son cou par un cordon noir, qu’il venait de retirer de dessous sa tunique. Son képi, ôté par respect, était déposé à terre. Au sommet de sa nuque, blanchissait une large plaque ronde où la chair se voyait, les cheveux n’ayant pas repoussé : celui qui implorait ainsi des secours célestes, avait porté tonsure.

    Ce fut alors qu’un lointain roulement arriva à ses oreilles. Grand Dieu ! ses supplications seraient-elles miraculeusement exaucées ? Défaillant d’espoir, il se pencha du côté d’où venait le bruit. Plus de doute : un roulement de voiture ! Déjà, distinctement, le grincement des essieux, des bruits de sabots de cheval ! Mais il n’apercevait encore rien. Pourvu, au moins, que ce fût bien sur la route au bord de laquelle il était assis ! Un moment il n’entendit plus aucun bruit ; et il trembla de tous ses membres. Si la voiture, arrivée à destination, ne devait pas aller plus loin, ou s’était détournée dans quelque chemin de traverse ! Coup sur coup, quatre ou cinq signes de croix : cette fois, de la lâcheté pure ! Que faire alors ? Appeler : mais était-ce prudent ? Des cris pouvaient effrayer celui qui conduisait, le décider à prendre une autre route. Puis, il entendit de nouveau. Le cheval avançait au trot sur la route, passerait bientôt devant lui. Si l’on allait ne pas s’arrêter, maintenant, un coup de fouet au cheval pour toute réponse aux gémissements de l’éclopé.

    — Non ! je me coucherai en travers ! Que les roues, alors, me passent plutôt sur le corps !…

    Et le désespoir lui donna la force de se trainer jusqu’au milieu de la route. Un grand charriot à quatre roues, recouvert d’une toile goudronnée tendue autour de trois cerceaux en bois, arrivait sur lui au petit trot, n’était plus qu’à quelques pas. Essoufflé, épuisé, le blessé voulait appeler ; il n’arriva qu’à pousser quelques plaintes inarticulées. Pas de lanterne allumée ! il pouvait être écrasé. Heureusement, le cheval eut peur et s’arrêta net, recula même un peu.

    — Qui est là ? s’écria une voix de femme.

    Et le bruit d’un révolver qu’on armait, se fit entendre.

    — Au secours !… Pitié ! Je suis blessé !…

    Il ne put en dire davantage. Ses yeux se fermèrent, et sa tête retomba contre la boue gelée de la route.

    Quand il rouvrit les yeux, quelques instants après, une vive clarté l’aveugla. La femme venait d’allumer une lanterne, et, du bord de la charrette, penchée vers lui, elle le regardait.

    — Qui êtes-vous ? répétait-elle. Que faites-vous là, au milieu de la route ?

    Sa voix chaude, musicale, un peu basse, étranglée par une violente émotion qu’elle s’efforçait de dissimuler, révélait une grande jeunesse. Très garantie contre le froid, empaquetée dans une énorme pelisse brune de paysanne sous laquelle elle devait porter un second manteau, elle avait mis le capuchon. On ne voyait rien de son visage. Sa main droite ne lâchait pas le révolver tout armé. Elle se méfiait. Des tentations lui venaient : éteindre tout à coup sa lanterne, faire faire un détour au cheval afin de ne pas écraser cette larve humaine gémissante qui obstruait la route, s’éloigner très vite. Mais, cela, ce serait fuir, avoir peur sous prétexte de prudence, être lâche. D’une voix distraite, indifférente, elle interrogeait encore le jeune homme : depuis quand était-il atteint ? où souffrait-il ? Et, pendant les réponses de l’autre, un combat se livrait en elle. Tout à coup elle se retourna vers l’arrière du charriot. Le regard qu’elle jeta, là, sous la bâche tendue autour des cerceaux, un de ces regards par lesquels d’ordinaire on consulte quelqu’un, parut la décider. Pourtant il n’y avait personne. La jeune femme voyageait seule.

    — Attendez, dit-elle, je vais descendre.

    Malgré sa grande faiblesse, le blessé se rendit bien compte de ceci ; la jeune femme, en s’approchant de lui, gardait un tremblement nerveux. Elle avait conservé sa lanterne à la main. De l’autre main, elle lui présenta une bouteille toute débouchée.

    Il but avidement. C’était du rhum.

    — Merci, dit-il. Cela va déjà mieux. Elle lui tendait de nouveau la bouteille.

    — Tenez ! encore !…

    Elle se penchait vers lui, et son capuchon se souleva. Elle lui parut merveilleusement belle. Il n’en finissait plus de boire ; il était troublé. Elle s’impatienta :

    — Voyons ! vite ! je n’ai pas le temps… Alors, il la regarda avec inquiétude.

    — Gardez la bouteille… J’ai aussi du pain que je vais vous laisser… Et maintenant, tâchez de vous ôter du milieu de la route…je vous donnerai la couverture du cheval… vous pourrez attendre le jour.

    Elle disait tout d’une voix sèche, hachée, impérative, n’admettant pas de réplique. Une grande dame commande ainsi à ses domestiques. Lui, se sentait humilié, comme s’il eût reçu une aumône. Le cœur déjà plein de reconnaissance pour celle qui le secourait, il eût voulu lui baiser la main ; et pourtant il lui prenait des envies de pleurer.

    La rougeur au front, réconforté par le rhum, mais surtout stimulé par la honte, il se mit debout. Le sac était resté à terre. Elle le ramassa, le porta elle-même jusqu’à la borne.

    — Là, vous ne risquerez plus au moins d’être écrasé.

    Et elle éleva sa lanterne. Le malheureux s’avançait clopinclopant. Elle n’osa plus lui dire « dépêchez-vous ! » Elle fit même quelques pas à sa rencontre, élevant toujours la lanterne. Ses regards rencontrèrent ceux du blessé ; elle s’aperçut qu’il avait les yeux pleins de larmes. Elle remarqua aussi sa grande jeunesse. Un commencement d’intérêt naissait en elle. Elle lui adressa de nouvelles questions ;

    — Comment vous appelez-vous ?

    — Gabriel… Gabriel Marty.

    — De quel pays êtes-vous ?

    — De Vitré.

    Tiens ! de Vitré ! et elle, de Rennes ! Un Breton comme elle, presque un compatriote. Elle le regarda plus attentivement. La distinction de ce visage maigre, souffreteux, frappa la jeune femme. Elle se retourna vers le charriot. Un combat de nouveau se livrait en elle. En des circonstances ordinaires, elle aurait transporté ce garçon quelque part : dans une ambulance, ou jusqu’à la première auberge.

    — Je ne puis pas ! .. je ne puis pas ! ..

    En prononçant ces « Je ne puis pas », sa voix s’était attristée. Elle devait être sous le coup d’une grande douleur. Et Gabriel Marty, distrait un moment de son angoisse personnelle, retenait son souffle.

    — Vous allez voir vous-même que je ne peux pas !… Et s’étant approchée de l’arrière du charriot, elle souleva brusquement un coin de la toile goudronnée.

    — Regardez !

    À la lueur de la lanterne, apparut une caisse en bois blanc, recouverte d’une étoffe noire.

    — Il y a là le corps du baron de Plémoran, ancien zouave pontifical, mort sur le champ de bataille…
    Elle fut obligée de s’interrompre quelques secondes, comme pour retrouver sa voix, puis elle ajouta :

    — C’était mon mari… Je l’ai enseveli ce matin… On se battait… Personne ne voulait le transporter : alors j’ai acheté à un paysan ce cheval et cette charrette…

    Ne trouvant rien à dire, Gabriel Marty enleva son képi, tomba à genoux, fit un signe de croix, et se mit à prier.

    Un quart d’heure après, la charrette filait sur la route, au petit trot du cheval. La veuve du baron de Plémoran conduisait. Et, derrière elle, le jeune soldat étendu dans la charrette sur de la paille, dormait déjà profondément, à côté du cercueil.

    Le cheval était un lourd mais solide cheval de labour. Pour lui faire garder le trot, la jeune femme le fouettait à chaque instant. La route, défoncée et presque détruite par les allées et venues de plusieurs corps d’armée, devenait à chaque instant très difficile. La jeune femme s’en tirait en personne ayant beaucoup monté à cheval.

    Il pouvait être neuf heures du soir. Une montée très raide et très longue se présenta. Il ne s’agissait plus d’aller au trot. Elle quitta le fouet, tint les guides plus lâches, laissa le cheval aller à sa guise. Maintenant, elle se livrait tout entière à ses réflexions.

    Sans se rendre compte du pourquoi, elle se sentait devenue très calme. Son corps n’éprouvait plus cette agaçante trépidation nerveuse qui, une heure auparavant, la secouait malgré elle. Puis elle se dit que c’était peut-être à la présence du blessé qu’elle devait sa présente tranquillité. N’y a-t-il pas des moments où la compagnie d’un enfant au maillot, même d’un animal, suffit pour réconforter ? Qui sait, le lendemain, on amputerait peut-être ce garçon. Dans vingt-quatre heures, il serait peut-être mort comme M. de Plémoran. Eh bien ! c’est ainsi qu’il le lui fallait ! Valide, bien portant, bien armé, prêt à lui prêter main forte, elle n’en aurait plus voulu. Pourquoi ? Parce que, maintenant qu’elle avait tant fait que d’être héroïque, elle ne voulait pas « qu’on lui gâtât son héroïsme. »

    Aussi, son plan était-il arrêté. Tant que le jeune soldat ne remuerait pas davantage, continuerait à ne pas être gênant, elle le voiturerait, jusqu’à ce que, le jour venu, elle pût le laisser dans une auberge ou dans quelque ferme hospitalière. Elle donnerait même de l’argent pour que le malheureux ne manquât de rien, fût soigné convenablement. Puis, elle continuerait son voyage, jusqu’à ce qu’elle atteignît la prochaine gare de chemin de fer. Si la voie était coupée, elle irait plus loin. Dût-elle faire encore cent kilomètres seule, au milieu de cette contrée où plusieurs corps d’armée se battaient depuis quinze jours, elle finirait bien par trouver un train qui la ramènerait en Basse-Bretagne, à Plémoran, elle et les restes de son mari.

    Qu’avait-elle à craindre, après tout ? On respecte généralement les morts. Que le hasard de son voyage funèbre lui fît traverser un détachement armé, le pis qu’il pût lui arriver était qu’on fouillât le charriot : Allemands ou Français, corps réguliers ou uhlans, ou francs-tireurs, se découvriraient devant un cercueil et la laisseraient passer librement, en lui présentant les armes. Pas d’autre danger, en somme, que celui des maraudeurs isolés, trainards, déserteurs ou paysans avides ! Elle avait entendu parler de cette écume malfaisante que deux armées en campagne soulèvent toujours à leur suite ; de ces corbeaux humains qui, le lendemain d’une affaire, s’abattent sur le champ de bataille pour détrousser les cadavres, qui achèvent les blessés afin de les fouiller plus à l’aise. Contre ces lâches, quelle que fût leur nationalité, elle avait un révolver. Sa main droite s’enfonça dans la grande poche de sa pelisse, pour le palper : il y était toujours ! Elle se sentit très rassurée.

    Puis, le cours de ses pensées changea. Ce n’était plus elle qui courait ainsi la nuit, seule, sur les grands chemins ! Mais, une autre, une femme extraordinaire, qu’elle avait quelquefois rêvée, vivant d’une vie qu’elle n’avait jamais vécue. Et l’incroyable de l’aventure, l’invraisemblance de cette réalité, la faisait par moments rire d’un vague rire intérieur.

    Cette femme extraordinaire, tout enfant, ne lui était-elle pas apparue dans les quatre-vingts pièces délabrées du château de Plémoran. Son oncle, lui, le vieux marquis, à l’humeur taciturne, passait encore, malgré son âge, des trois jours de suite à la chasse, restait des mois entiers sans lui parler. Démesurément grande, sèche et anguleuse, laide et mal habillée, sa tante, quand elle n’était pas à prier dans la chapelle au fond du parc, lui faisait réciter son catéchisme, l’épouvantait sur les supplices de la damnation éternelle, ou lui expliquait des recettes pour conserver les pommes. Son cousin germain, de quinze ans plus âgé qu’elle, « Monsieur Trivulce », mauvais comme une gale et égoïste comme un fils unique, bien que déjà fiancé à « Mademoiselle Édith », ne se souciait pas plus d’elle que d’une de ces pauvresses en haillons qu’il mettait en fuite à coups de pierre, lorsqu’il les apercevait glanant quelques branches de bois mort. Un des grands amusements de « Monsieur Trivulce » pendant les récréations que lui laissait l’abbé son précepteur, ne consistait-il pas à pousser, à pincer ou à battre celle qui devait devenir sa femme. Il l’eût peut-être estropiée pour la vie sans la protection de sa nourrice, à elle, bonne Bretonne, née à Plémoran, ne sachant ni lire ni écrire : une imagination naïvement poétique qui lui racontait toute sorte de légendes.

    De ces légendes, sucées en bas âge comme un lait héroïque et merveilleux, des portraits de famille, quelques-uns noirs de la poussière de plusieurs siècles, accrochés dans les immenses galeries, des vieilles tapisseries seigneuriales usées jusqu’à la trame, de l’atmosphère même, sombre et rance, de ce séjour peu récréatif, « Mademoiselle Édith » avait évoqué une idéale créature. Forcée de vivre en dedans, portée à la rêverie par la contrée elle-même, par ce ciel couvert, par ces grands bois, par les coups sourds de l’Océan non loin de là martelant la falaise, par le vent s’engouffrant dans les vieilles croisées disjointes et mugissant à travers les interminables corridors, elle fût morte sans cette compagne invisible qui semblait grandir et se modifier en même temps qu’elle.

    D’abord, son enfance sans jeux avait longtemps joué avec cette petite sœur du rêve. Puis, vers quatorze ans, lorsqu’elle se cachait pour lire des romans de chevalerie dérobés dans la bibliothèque, la petite sœur s’était changée en une belle châtelaine héroïque, inspirant de nobles passions, aimée par de purs chevaliers qui tombaient mortellement frappés en baisant une mèche de cheveux. La beauté de la belle châtelaine héroïque était faite de cent traits divers empruntés à toutes les Plémoran de plusieurs siècles accrochées dans la galerie des portraits : l’élégante sveltesse de sa taille descendait de la raideur hiératique de telle contemporaine de Philippe-Auguste ; elle possédait les grands yeux cerclés de bistre de celle-ci, qui avaient fait sensation à la cour de Louis XIII ; et le teint de lis et de rose de celle-là, relevé par une mouche, comme on en portait sous la Régence, et le noble port de tête de cette autre, et le nez, un peu busqué, de toute cette rangée ; enfin, de cette dernière, l’adorable cou de cygne impitoyablement tranché un jour par le couperet du docteur Guillotin. Aussi, de quatorze à dix-neuf ans, la belle vie ! Trivulce, son éducation terminée, vivait à Paris à sa guise, en attendant l’heure de son mariage arrêté d’avance avec sa cousine germaine. Le marquis, les jambes percluses, ne bougeait de son grand fauteuil, parlait peu, n’admettait d’autres soins ni d’autre compagnie que celle d’un vieux serviteur septuagénaire. Sa tante avait joint à ses stations dans la chapelle l’élevage des perruches et des petits chiens. Alors elle avait joui de la plus grande liberté. Quelles chevauchées folles dans les profondeurs des bois ou le long de la falaise, escortée seulement de loin par deux gardes-chasse. Elle aimait aussi passionnément la lecture. La nuit surtout, quand tout dormait depuis longtemps dans le château : elle, blottie dans son large lit à colonnes, la grande lampe sur la table de nuitl Le vent avait beau mugir par les fentes des portes avec des plaintes d’âme en peine. Les douces heures rapides, où l’immobilité du corps rendait sa pensée plus ailée ! La vivante et féconde solitude, peuplée d’intenses visions ! Que de fois, ayant enfin soufflé sa bougie, elle avait dû tirer les lourds rideaux de son lit, afin de ne pas voir la lumière du jour naissant. Il est vrai qu’elle ne se réveillait alors qu’au premier coup de cloche sonnant le déjeuner et qu’elle descendait en retard, les yeux battus, très pâle. Mais sa tante, qui n’avait jamais fini de bichonner sa petite meute, descendait plus tard qu’elle. À la longue, la bibliothèque entière y avait passé.

    Dans un vieux Robinson Crusoë, dont il manquait des pages, l’empreinte du pied de « Vendredi » l’avait fait palpiter. Elle avait lu deux fois tout Walter Scott, et une histoire des Croisades interminable, et des romans moyen-âge ; puis, des récits de voyages merveilleux, la conquête du Mexique par Fernand Cortez. Atala, René, et les Natchez avaient noyé son esprit dans une brume poétique, au milieu de laquelle, subitement, un coup de clarté : la lecture d’un volume dépareillé de la Comédie humaine ! Ensuite, elle s’était jetée sur le théâtre : rien compris à un Shakespeare traduit par Ducis ! Racine l’avait ennuyée ! mais elle avait fait des trouvailles d’émotion dans Corneille. Molière l’avait fait rire sans la passionner, à un âge où, ne sachant rien de la vie, elle ne comprenait pas les dessous cruels de écrire. De même elle avait avalé, sans se l’assimiler, Diderot, les cent volumes des œuvres complètes de Voltaire, des livres de chimie et d’histoire naturelle, le Dictionnaire philosophique. Puis un jour qu’assommée par des livres qui n’étaient pas à sa portée, n’ayant plus rien à lire et assoiffée de nouveau, elle bouleversait de fond en comble la bibliothèque, le hasard lui avait révélé l’existence d’un « secret ». Elle n’avait eu qu’à presser un imperceptible bouton simulant une nodosité naturelle du bois, et un panneau avait basculé, découvrant une cavité cachée. Elle était tombée sur une vingtaine de volumes pornographiques.

    Celui qu’elle ouvrait au hasard, un roman du marquis de Sade, ne lui apprenait rien, tant était grande alors son innocence. Elle en feuilletait plusieurs autres, sans y comprendre un mot. Puis, elle ouvrait Gamiani, par le vicomte Alcide de T…, avec gravures. À la vue de ces gravures, elle devenait tout de suite très rouge. Une brulure subite lui courait le long de l’épine dorsale. Et elle se tournait du côté de la porte, inquiète, indécise.

    Une domestique, ses chambres achevées, balayait la galerie précédant la bibliothèque. Sa tante allait passer pour se rendre à la chapelle. On pouvait entrer ! Alors, refermant précipitamment la cachette, Édith s’enfuyait au bout du parc, au fond d’un bosquet touffu où nul autre qu’elle n’était venu depuis dix ans. Là, sure de n’être pas dérangée, au pied d’un vieux faune en pierre, mutilé, lutinant une nymphe sans bras, elle avait regardé de nouveau les gravures. Puis elle avait ouvert un autre volume : Daphnis et Chloë. Celui là, elle le dévorait d’un bout à l’autre sans en sauter une ligne. L’inoubliable après-midi ! Depuis trois semaines, elle venait d’avoir dix-neuf ans. En juin ! Il faisait chaud. Autour d’elle, dans la profondeur des charmilles, de doux frottements d’ailes palpitaient avec un bruit de caresse invisible. La joue embrasée et le front en sueur, suffoquée, elle cessait parfois de lire. Deux papillons blancs voletaient lentement l’un autour de l’autre, puis finissaient par ne faire qu’un seul papillon blanc. Le soir, à table, elle n’avait pas mangé.

    Alors, pendant deux longues années, de dix-neuf à vingt et un ans, elle s’était sentie tout autre. Cette sœur du rêve, cette créature imaginaire qui, dans son enfance, avait partagé ses jeux, puis qui avait grandi en même temps qu’elle, qui s’était embellie des beautés éparses de toute une race et des ressouvenirs adorables de ses lectures, où donc s’était-elle retirée ? Était-elle retombée dans le néant ? Ou bien, retenue au loin par une puissance supérieure, gémissait-elle en secret, le cœur gros, les yeux noyés de larmes éternelles ? Car il n’était pas possible que l’apparition immaculée, la touchante compagne de ses années chastes, se fût changée en bête. Et c’était vraiment une bête qui l’avait hantée nuit et jour pendant ces deux ans : une bête lâchée et impudique, chevauchant des voluptés immondes, rêvant un assouvissement irréalisable. Pas de répit ! Aussi bien les jours, dans le solennel ennui du vieux château, que les nuits, ses nuits brulées, où l’aurore finissait par la surprendre n’ayant pas fermé l’œil, mordant de rage son oreiller ! La belle saison faisait-elle palpiter la campagne d’un frisson de vie, elle partait de grand matin à pied ou à cheval, toute à son idée fixe, espérant vaguement se contenter au milieu du rut général des êtres. Mais elle rentrait exaspérée, dans un état à faire pitié, montait droit à sa chambre, s’y enfermait à clef, arrachait sa robe ou son amazone, dégrafait son corset et se jetait la face contre son lit, étouffant, ouvrant les bras dans le vide à un être inconnu, puis les tordant de désespoir, retenant des appels rauques. Sur la route nationale, dans une voiture de bohémiens, n’avait-elle pas vu une fille de son âge, aux cheveux crépus, toute dépoitraillée, dormir, en tenant embrassée la taille du beau mâle qui conduisait. À travers une haie, elle avait écouté les petits cris d’une paysanne, renversée par un valet de ferme dans l’herbe fauchée et ne résistant au gars qui lui relevait les jupes, que par des « Finis, Pierre… j’appelle !… je me fâche !… » bien faibles. Devant ses yeux, la fille de la ferme avait aidé le taureau à saillir une vache. Deux mésanges sur une branche s’étaient accouplées. Et elle n’était ni la mésange, ni la vache, ni la paysanne, ni la bohémienne. Jusqu’aux émanations des fleurs printanières qui empoisonnaient l’air d’un irritant parfum d’amour.

    Elle était devenue très maigre. Un grand cercle bleu lui avait entouré les yeux ; elle était tombée malade. Un médecin mandé de la ville lui avait ordonné du fer. Sa tante faisait bruler des cierges ! à la chapelle. La nourrice, qui ne savait ni lire ni écrire, marmottait entre ses dents : « II faudrait la marier. »

    Puis la bête cynique qui l’avait hantée pendant ces années malsaines, s’était anéantie à son tour. Du jour où elle avait épousé Trivulce, revenu de Paris pour la circonstance, tout était mort en elle. Rien qu’à la façon dont celui qu’elle revoyait après cinq ans, avait déposé sur son front le premier baiser de fiancé, elle s’était sentie écrasée d’un immense désespoir. Le mariage s’était pourtant consommé sans qu’Édith osât proférer une plainte, s’ouvrir à son oncle ni à sa tante, risquer une objection. Dans l’église de Plémoran, sous son voile de mariée, au moment de devenir la femme de ce cousin qui la battait dans son enfance, resté tyrannique et sot, un étouffement lui avait serré la gorge. Elle avait subitement manqué d’air, comme si, tombée dans une fosse, elle s’était senti sceller une pierre tombale sur la tête.

    Enfin, au bout de quinze mois, voilà qu’en cette fosse étouffante du mariage, par une fissure inespérée, un peu d’air et de jour avait pénétré. La guerre ayant éclaté, après nos premières défaites, Trivulce était revenu un soir de chez un voisin, M. de Rérazel, en disant : « Grandes nouvelles ! vous ne savez pas : Cathelineau arme des volontaires… Rérazel en est… Et de la Ferté !… Et de Kéralu !… Et de Quiberon !… » Elle l’avait regardé avec plus d’intérêt qu’à l’ordinaire. « Moi, je pars demain », avait-il ajouté simplement. À la bonne heure ! Elle avait reconnu là un Plémoran, elle qui en était ! Et elle lui avait tendu la main avec une sympathie qu’elle ne lui avait jamais montrée. Le lendemain, il était parti. Aujourd’hui, elle le ramenait, mort, couché dans cette caisse de bois blanc… Et Édith tourna la tête vers l’arrière de la charrette.

    La grande montée était gravie, elle fouetta son cheval. En avançant plus vite, la charrette ressautait fort chaque fois que les roues rencontraient quelque pierre. Il arrivait que, la pierre étant très haute, la charrette sonnait tout entière avec un grincement de dislocation. Et, chaque fois, Édith était machinalement tentée de se retourner pour s’assurer que la charrette contenait toujours le lugubre fardeau.

    Maintenant, il lui semblait presque qu’elle avait aimé le baron. Elle ne se souvenait plus de l’infernale malice avec laquelle monsieur Trivulce, aux heures de récréation, se vengeait sur elle de l’ennui d’avoir traduit Plutarque et de s’être promené avec son abbé au milieu du « jardin des racines grecques ». Elle oubliait les quinze ans que son mari comptait de plus qu’elle, le profond égoïsme du fils unique, le terre-à-terre d’une âme basse, l’indifférence blasée du viveur parisien d’un moment, qui ne se consolait pas d’être rivé à la province par la médiocrité de sa fortune. Ce triste personnage, au détestable caractère, avait fait son devoir en s’engageant, et était mort sur le champ de bataille, comme un Plémoran doit mourir : elle ne pensait plus qu’à ce mérite ! Le reste n’existait plus. Même, elle qui était née aussi Plémoran, se disait avec mélancolie que le nom venait de s’éteindre à jamais, puisqu’il n’existait pas d’autre branche et qu’elle n’avait pas d’enfant. Elle n’était donc point éloignée de se croire profondément malheureuse. Sans le soutien de la pensée qu’elle accomplissait un grand devoir, qu’elle devait elle-même se montrer digne de sa race, peut-être, les nerfs aidant, eût-elle fondu en larmes sincères. Tout à coup, malgré elle, Édith tressaillit. Un long soupir, là, derrière son dos, et le remuement d’un corps qui se retournait ! Gabriel Marty, qu’elle avait complètement oublié, venait de remuer.

    Il s’était mis sur le côté gauche, le derrière et les pieds portant contre le cercueil. Dans cette position nouvelle, il ronflait, très fort, comme quelqu’un harassé de fatigue. Et ce ronflement mit hors d’elle madame de Plémoran.

    Ce ronflement l’empêchait de suivre le fil de ses pensées. Maintenant elle regrettait de s’être chargée du blessé. Elle n’avait écouté que la compassion, elle s’était décidée bien vite ! Les personnes chez qui le premier mouvement est celui du cœur, doivent se défier du premier mouvement. Elle réfléchissait trop tard ! Si elle rencontrait des Prussiens, la présence dans sa charrette de ce soldat français en uniforme et armé de son fusil, pouvait lui devenir très préjudiciable. Aussi, à la première habitation qu’elle rencontrerait, elle se débarrasserait du blessé ; même, si elle croisait sur la route quelque voiture, elle entrerait en pourparlers pour s’en débarrasser tout de suite, avec de l’argent. En attendant, bien que la route montât de nouveau, elle rouait de coups le cheval pour le faire galoper, afin que le bruit des roues couvrît ce ronflement qui l’agaçait.

    Vers minuit et demi, Gabriel Marty se réveilla.

    Il se sentait mieux. Les quelques gorgées de rhum avalées, quatre ou cinq heures de profond sommeil, lui avaient rendu quelque force. Désenflammée par le repos, sa blessure au pied le faisait moins souffrir.

    Ce sentiment de bienêtre fut traversé à peine par le ressouvenir qu’il se trouvait étendu à côté d’un cadavre. Que lui importait, après tout, que derrière cette planche il y eut un homme mort ! La draperie noire n’offusquait même plus ses regards ; elle avait fini par glisser entre le cercueil et le fond de la charrette. Cet homme, il ne l’avait jamais vu ! D’ailleurs, depuis quelques jours, la mort était chose commune autour de lui : et celle d’autrui laisse froid, vous remplit même d’une involontaire satisfaction égoïste, lorsqu’on se dit que cela aurait pu être soi. Le cercueil n’était déjà plus qu’une caisse de bois blanc ordinaire, grossièrement faite. Néanmoins, il fit un machinal signe de croix, remua un peu les lèvres en murmurant bien bas le De profundis ; puis, ayant cherché sous sa tunique son scapulaire, il le baisa. Et il tourna le dos à M. de Plémoran.

    La jeune femme, elle, ne s’était aperçue de rien. Assise sur le banc, à l’avant de la charrette, elle conduisait toujours. Il n’aurait eu qu’à tendre le bras pour la toucher, mais la nuit était si noire qu’il ne distinguait qu’imparfaitement sa silhouette. De temps en temps, une grosse toux l’agitait tout entière sous sa pelisse : elle s’était enrhumée. — « Pourvu que cette admirable et courageuse personne, se disait-il, n’attrape point une maladie ! » S’il l’eût osé, lui qui maintenant avait retrouvé sa chaleur, il se serait dépouillé de sa capote pour la lui étendre sur les pieds, et il lui eût passé autour du cou son cache-nez de laine. Puis, les pensées de Gabriel devinrent vagues. Ses longs cils baissés finirent par se rejoindre. Il retomba dans un demi-sommeil.

    Il se sentait enfoncé dans une grande douceur. Une félicité inconnue envahissait tout son être et il s’y abandonnait.

    Tout lui venait de la présence de cette jeune femme dont il n’avait qu’un moment entrevu les traits. Elle lui avait sauvé la vie ! Son âme, dans une effusion de reconnaissance, s’élançait continuellement vers elle. Et il sentait qu’elle était là tout près, à sa portée : d’un geste, il aurait pu lui enlacer la taille.

    Même, une tentation le prenait : allonger sournoisement un bras sur la paille, porter sans bruit la main près du bas de ses jupes, les lui effleurer du bout des doigts. Il savait que ce contact lui procurerait la volupté d’une caresse. Cette volupté, il en avait soif ! Il cédait déjà ! Mais, dans l’engourdissement du demi-sommeil, son bras n’étant pas prêt à exécuter tout de suite sa volonté, l’abbé Marty eut le temps de se souvenir qu’il était prêtre.

    La femme, cela lui était défendu ! Il ne devait pas y toucher, même en pensée ! Jusqu’ici une terreur sainte et mystérieuse l’avait préservé de son contact.

    Mais il n’avait pas toujours été prêtre ! Tandis qu’en remontant à ses plus lointaines années, la femme était déjà la précoce, et instinctive, et unique préoccupation de sa vie.

    Tout enfant, à Vitré, en sortant des vêpres avec sa pieuse mère, sous les ormes séculaires de la place, autour de la gothique basilique, arrivait une vieille amie, veuve, toujours accompagnée de sa fille, une grande et forte fille de vingt-cinq ans qui ne trouvait pas à se marier. Celle-ci se baissait chaque fois pour embrasser le petit Gabriel. Et le petit Gabriel ne restait-il pas une grande minute pendu au cou de la belle fille, lui mangeant la couleur des joues, l’étreignant de ses jambes de jeune chat voluptueux !

    Son père était huissier au tribunal. Grandi dans le cabinet de l’huissier, au milieu des significations de jugements, protêts et saisies, liasses de papier timbré jauni d’où s’exhalait l’odeur de la poussière, du renfermé et du moisi, jointe à un parfum écœurant de chicane, Gabriel avait passé toute son enfance dans une pièce triste dont l’unique fenêtre, aux vitres poussiéreuses, donnait dans une ruelle. La ruelle était étroite, et personne n’y venait, excepté les samedi, dimanche et lundi, où, des hommes en blouse, titubants, entraient et sortaient, habitués d’une sorte de cabaret borgne, tapi en un rez-de-chaussée du fond de la ruelle. Des éclats de voix avinées, jurons, disputes et chants bachiques, montaient ces jours-là. Et des hoquets vineux, des vomissements, se mêlaient au gargouillement des eaux de cuisine, vidées dans les plombs, à chaque étage. Mais, à une fenêtre d’en face, à l’étage supérieur, dans un encadrement de volubilis et de capucines grimpant le long de quatre ficelles, une jeune fille travaillait. À chaque instant, la voix sèche et brutale d’une mère la gourmandait : « Maria ! Maria ! » Pourtant Maria ne perdait pas une minute, cousait du matin au soir. On entendait continuellement le petit bruit de son aiguille ou de ses ciseaux. Seulement, les après-midis où la mère s’en allait au lavoir, un paquet de linge sur la tête, Maria prenait un peu de bon temps, se mettait à regarder dans la ruelle. Alors, lui, voyait apparaitre son front éclatant de blancheur, ses abondants cheveux roux toujours en désordre. Parfois, elle s’amusait à cracher dans la ruelle ; elle essayait d’atteindre quelque chat en lui lançant une petite motte de terre prise dans la caisse aux volubilis. De clairs éclats de rire défaisaient soudain le fichu bleu croisé sur sa poitrine. Quelquefois aussi son regard plongeait dans le cabinet de l’huissier. Alors, lui, devenait rouge, baissait tout de suite le nez dans ses paperasses.

    Et ce qui lui semblait très doux, à dix ans, pendant que, petit clerc, il recopiait les paperasses, c’était de se dire que cette Maria, âgée pourtant du double de son âge, travaillait à côté de lui. Quelquefois, l’après-midi, Maria se mettait à chanter quelque romance langoureuse, dont elle recommençait éternellement les couplets, d’une voix trainante et monotone. Et le père de Gabriel était alors au tribunal ! Et un reflet de soleil couchant entrait par la fenêtre ouverte, venait jaunir la vieille étude obscure ! Il ne comprenait pas bien encore le sens des mots : « Amant… maitresse… amour… » dont étaient remplies les romances de Maria. Pourtant, ces soirs-là, à peine était-il couché, et sa mère avait-elle emporté la lumière, qu’il revoyait par la pensée la fenêtre aux capucines et aux volubilis. La tête dépeignée de Maria apparaissait ! Et voilà qu’elle venait de se glisser dans sa chambre ! Elle était là maintenant, à côté de lui, dans son lit ; il la tenait embrassée, et lui disait bien bas : « Je t’aime ! je t’aime ! » jusqu’à ce qu’il fût endormi. Parfois, il le lui disait encore pendant son sommeil.

    Puis, brusquement, à partir d’un certain jour, Maria avait cessé de chanter. Plus la même : répondant à sa mère quand celle-ci la grondait ! fondant tout à coup en larmes ! l’œil cerné d’un cercle sombre ! Un matin, qu’il la regardait à la dérobée arrosant ses volubilis, ne lui avait-il pas semblé voir une grosse larme tomber dans la caisse en bois. Elle avait à coup sûr quelque chose. Puis un soir, de sa chambre, dont la fenêtre donnait à côté de celle du cabinet, il avait entendu une scène violente : « Salope ! Garce ! criait le père de Maria. Enceinte ! et sans vouloir nous dire de qui, encore ! .. Tiens, garce ! Tiens, salope ! ! Et chaque injure était un coup différent. Il entendait distinctement le bruit mat de la tête de la pauvre fille cognée aux meubles. Jusqu’au jour, Maria avait hurlé de douleur. Et, depuis lors, il ne l’avait plus aperçue entre les volubilis. Elle avait quitté ses parents. Et lui, trouvant le cabinet de l’huissier triste comme un tombeau, avait signifié à son père qu’il ne serait jamais huissier. Sa mère ayant toujours rêvé d’avoir un fils prêtre, il s’était fait prêtre.

    Prêtre, il n’avait jamais été débarrassé de l’idée fixe de la femme. D’abord, pendant ses six années de petit séminaire, il s’était longtemps souvenu de cette Maria. En classe, pendant qu’on leur expliquait l’Epitome historiæ sacræ, sa pensée s’envolait vers elle : « Que fait-elle maintenant ? .. S’est-elle mariée avec celui qui l’a rendue enceinte ? .. Est-elle retournée chez ses parents ? .. Est-elle devenue une courtisane ? » Et, dans son gros dictionnaire français-latin, il se mettait à chercher les mots : courtisane, fille de joie, prostituée. À l’étude, ses voisins, cachés par leurs pupitres grands ouverts, se livraient entre eux à des pratiques obscènes. Lui, s’enfonçant le visage dans les mains, fermant les yeux, se bouchant les oreilles, pensait à la fenêtre encadrée de capucines et de volubilis : Maria lui avait protégé sa pureté ! À la chapelle, quand l’orgue-harmonium accompagnait des cantiques, ne s’imaginait-il pas entendre un écho lointain de sa voix très douce. Elle ressemblait vaguement à une vierge aux cheveux jaunes, peinte sur les vitraux au-dessus de l’autel. Un jour, il lui faisait des vers, cette fameuse pièce d’alexandrins, surprise par son professeur d’histoire ecclésiastique, qui l’avait lue devant toute la classe, en le comblant d’éloges malgré la pauvreté des rimes. Puis, en avançant en âge, une gaze impalpable avait insensiblement recouvert le souvenir de Maria. Ses cheveux, ses traits, sa voix, son nom même, tout s’était peu à peu enfoncé dans une brume. Mais il restait pourtant quelque chose d’elle au fond de son ardente piété du grand séminaire. Il avait voulu aimer Dieu de toutes les forces avec lesquelles il eût aimé une femme. Au lieu de la femme, Dieu : mystère pour mystère. Telle avait été « sa vocation ». Et il s’était lié par des vœux éternels. Mais au fond de l’enthousiasme du renoncement, pour calmer les révoltes fatales de la chair, ne s’était-il pas toujours promis que ces bonheurs lui seraient rendus au centuple dans un monde supérieur. Même en plein exercice de son divin ministère, pendant trois ans, disant sa messe, consacrant l’hostie, donnant l’absolution, il n’avait pu s’empêcher de croire que ces voluptés, il les retrouverait un jour spiritualisées, exemptes des troubles de la satiété. La confession surtout ! C’est là, dans la paix et le demi-jour de ce tribunal d’indulgence, qu’il avait continué d’aimer la femme. À travers le grillage léger, avait-il entendu chuchoter de mystérieuses confidences ! Les adorables heures ! D’une main de chirurgien spirituel autorisée à soulever les derniers voiles, il avait mis à nu la femme, toute la femme. Celle-ci lui avait apporté les troubles, instinctifs, d’une virginale innocence s’ignorant encore elle-même ; celle-là, les dernières résistances d’un cœur déjà possédé par la passion ; cette autre, le contrecoup des premières désillusions, les remords prématurés d’une contrition prête à glisser dans les rechutes ; cette autre, l’âge critique des désenchantements définitifs ; cette dernière, les aberrations d’un recommencement sénile ayant changé d’objet : mesquineries du bigotisme, enfantillages et radotages, pâles étincelles d’une flamme mourante. Et, toutes, il les avait également aimées d’un sacerdotal amour : leur facilitant les aveux, devinant ce qu’elles ne disaient pas, indulgent pour les égarées, vibrant à toutes leurs douleurs, pleurant avec elles sur leurs misères. Et, dans elles toutes, ce qu’il avait aimé alors, — chastement, croyait-il, chrétiennement, c’est-à-dire du même amour dont Notre Seigneur Jésus-Christ, lui, avait aimé Madeleine, — n’était-ce pas encore ce qu’il avait aimé, autrefois, avec la violence naïve de l’instinct : un être unique, abstrait, la plus adorable créature de Dieu : la femme !

    Mais s’il n’avait jamais aimé la femme que comme Notre Seigneur Jésus-Christ et à travers la grille du confessionnal, n’était-elle pas monstrueuse l’injustice qui, au bout de trois ans de sacerdoce, lui avait interdit l’entrée de ce confessionnal ? Oh ! la jalousie de certains collègues de villages voisins, auxquels il avait enlevé involontairement des pénitentes de marque ! Les dénonciations à l’archevêché de Rennes ! Les lettres anonymes ! Appelé cinq fois en huit jours au palais épiscopal, il n’avait pas été sympathique au grand vicaire. Privé de son poste, la messe lui étant interdite pour six mois, il s’était d’abord incliné chrétiennement. Jusqu’au coup de tête de son engagement, ayant lu dans le journal, un soir, le récit des premiers désastres. Et, maintenant, blessé, sur le point de mourir de froid et d’inanition, il venait d’être sauvé miraculeusement par une jeune femme.

    Édith était prise à ce moment d’une quinte de toux.

    — Il fait très froid, pensa-t-il de nouveau. Elle va prendre une fluxion poitrine. Ce serait ma faute !

    Son passé de prêtre ne lui défendait pas de la faire mettre à sa place sous la toile goudronnée, tandis que lui conduirait à son tour. Il se sentait tout à fait fort ! Mais comment adresser la proposition à cette baronne, qui, sur la route, lui avait parlé comme à un domestique. Dans sa timidité, il commença par changer deux ou trois fois de position dans la paille, en s’adressant à demi-voix à lui même, un : « Allons ! je n’ai pas trop mal dormi. » Puis, il s’assit, le dos appuyé au cercueil. Madame de Plémoran tourna la tête de son côté :

    — Avez-vous besoin de quelque chose ? J’ai du pain… de la viande froide.

    Gabriel Marty refusa. Il n’avait besoin de rien pour le moment. Il mangerait plus tard, quand madame mangerait elle-même.

    — Ne vous occupez pas de moi, dit-elle sèchement. Et sans s’arrêter à sa résistance, elle lui donna de ses provisions. Gabriel mangea docilement, le cœur gros. Il but encore du rhum. Puis, de ce ton obséquieux que prend un prêtre de campagne invité à la table du « château », voilà qu’il se confondait en remerciements, en excuses sur l’embarras qu’il causait. Même, l’habitude lui soufflait cette phrase : « J’appellerai sur vous, madame, toutes les bénédictions du Dieu tout-puissant. » Mais une réflexion soudaine arrêta la phrase au bord de ses lèvres, et la modifia en un simple : « Matin et soir, dans mes prières, je ne vous oublierai pas. »

    Édith l’écoutait, un peu étonnée. Il s’exprimait bien, pour un simple soldat ! Il avait de la religion ; un Breton véritable ! Puis, comme la gratitude du soldat tirait en longueur, elle crut y couper court, en disant :

    — Tout ça n’est rien… Vous êtes un brave garçon… Elle venait de reprendre les guides.

    — Vous pouvez vous rendormir, ajouta-t-elle.

    Et elle donna un petit coup de fouet au cheval. Déjà, retrouvant le fil interrompu de ses pensées, elle se remettait à calculer les conséquences de son veuvage. Voyons ! elle arrivait à Plémoran : quel accueil recevait-elle de son oncle et de sa tante, c’est-à-dire de son beau-père et de sa belle-mère ? Quelle contenance garder devant leur désespoir, elle qui n’avait pas approuvé leur opposition à ce que leur fils unique s’engageât ? Comment amortir autant que possible le coup ? Prévenir par dépêche… Non ! plutôt par une lettre… Mais voilà que le soldat ne s’était pas recouché sur sa paille. Et il osait lui parler encore, l’importun ! C’était un vrai manque de tact, presque de l’insolence. S’imaginait-il donc qu’elle allait passer la nuit à faire avec lui la conversation ? Le malheureux la prenait peut-être pour son égale !

    — Allons ! Allons ! Assez ! fit-elle d’un ton coupant. Taisons-nous !

    Et elle ne tournait même pas la tête vers lui, pour lui dire cela. Tout le sang de Gabriel s’était glacé. Sans le vouloir, il lui avait donc été désagréable. Et ce n’était pas à coup sûr le sens des paroles : toute sorte de circonlocutions humbles pour lui offrir de braver à sa place le froid. Elle n’avait même pas entendu ! Quelle femme était-ce donc ? Et, près d’elle, comme il se sentait, lui, petit, mesquin, indigne et misérable ! Il se recoucha docilement sur la paille, comme un chien.

    Du côté d’Édith, après les brusqueries de l’emportement, déjà un retour de bonté naturelle. « J’ai peut-être trop rudoyé ce garçon. Après tout, il a l’air bien élevé ; plutôt timide et retenu qu’audacieux. » Mais, d’où vient qu’il ne soufflait plus mot. Un sourire passa même sur les lèvres d’Édith. À une aussi brusque incartade, le malheureux cherchait évidemment quelque chose à répondre. Eh bien ! à son aise ! Il fallait lui donner le temps de trouver, à ce garçon intéressant : elle se souvenait maintenant de ses traits entrevus à la lueur de la lanterne. Un nouveau sourire ! « Ah ! ça, vais-je m’occuper tout le temps de lui ! » Puis, son front se rembrunit : elle était retournée en pensée à Plémoran. Elle en revint bien vite. « Que fait pourtant mon blessé ? » Et elle écouta. « Se serait-il endormi ? »

    Alors, comme elle n’entendait même plus respirer Gabriel, un vague sentiment de peur… Non, pourtant ! on ne mourait pas aussi vite ! Mais il était prudent d’y voir clair. Elle ne connaissait pas cet homme, après tout ! Il y avait de ses caractères sournois et susceptibles, parmi les Bretons ! Qui sait si celui-ci ne se disposait pas à la frapper par derrière de quelque mauvais coup ? Elle avait déjà lâché les guides, saisi la lanterne, et elle en projetait la clarté dans la direction de Gabriel.

    Leurs regards se croisèrent. Elle remarqua tout de suite le bouleversement de son visage.

    — Qu’avez-vous donc ? s’écria-t-elle. Gabriel détournait la tête.

    — Souffririez-vous davantage de votre blessure ? Il fit signe que non.

    Toujours la lanterne à la main, Édith se rapprochait. Puis :

    — C’est peut-être moi… Je vous aurai fait de la peine…

    Sa voix était devenue très douce.

    — Je vois que c’est moi ! Il ne faut pas m’en vouloir, vous savez… Nous ne sommes pas dans des circonstances ordinaires.

    Elle lui tendit la main. Il ne se retournait même pas.

    — Voyez ! je suis là… Je viens vous tendre la main, vous demander pardon…

    Cette main, Gabriel la pressait. Et, incapable de dire un mot, se contenant pour ne pas sangloter, il la porta à ses lèvres. Édith la lui abandonnait, avec la sérénité d’une conscience qui vient de réparer un tort.

    Maintenant, au contraire, elle se sentait pleine d’abnégation, d’humilité chrétienne. Lors de l’enrôlement de M. de Plémoran, n’avait-elle pas songé à partir, elle aussi, comme ambulancière ? L’étrange ambulancière qu’elle eût fait, si, sous la croix de Genève, elle ne s’était pas dépouillée de ses fiertés de fille noble. « À la guerre, comme à la guerre. » Rien que pour voir, elle allait jouer un peu à la sœur de Charité.

    Elle voulut absolument lui panser sa blessure. Gabriel résistait. Il ne souffrait plus, sa parole d’honneur ! Ce n’était vraiment pas la peine : le bandage de son pied était très suffisant. Pour sûr, la balle était sortie : rien que du repos suffirait à le guérir. Mais elle, ne voulait pas « se payer de mots ». La vue, en tout cas, ne pouvait lui faire de mal, et elle tenait à voir ! Elle fit valoir à plusieurs reprises l’argument : « Si la gangrène allait s’y mettre… » Pourtant tout restait inutile ; le Breton s’entêta. Mille morts plutôt que d’écœurer la jeune femme par l’étalage de ses loques rougies, de sa plaie à vif, de son pied souillé de boue et de sang ! La certitude que tout cela sentait mauvais, lui était particulièrement intolérable.

    Alors, cette lutte de retenue et de zèle charitable menaçant de s’éterniser, Édith s’emporta :

    — Je veux… entendez-vous bien ? .. Je… veux ! » Voyons ! était-elle la maitresse, sur sa charrette, oui ou non ? Lui, n’avait qu’à ne pas y monter, tantôt. Elle ajouta même sèchement :

    — Si vous ne cédiez pas, il ne vous resterait qu’à descendre…

    Un long regard d’effroi, de soumission tendre, fut la réponse de Gabriel.

    La lanterne, pendue maintenant à un cloua crochet contre une des parois de la charrette, ne les éclairait que d’une clarté douteuse. Édith releva la bougie davantage. Puis, agenouillée sur la paille, à côté de son blessé, elle était en train de tirer d’un énorme sac de voyage une éponge, des bandes de toile, diverses fioles : arnica, eau-de-vie camphrée, etc., toute une petite pharmacie emportée de Plémoran par précaution. Mais, où déposer son attirail ? Une large caisse en bois blanc ne se trouvait-elle pas là, devant ses mains, comme tout exprès ? Sans balancer, elle étala sa pharmacie sur le cercueil, qui lui fut aussi commode qu’une table. Même, à un ressaut de la charrette, un peu de l’eau qu’elle avait versée sur l’éponge dans un grand plat, se répandit. Et, entre les planches mal jointes, quelques gouttes de cette eau durent asperger les restes du zouave pontifical. Mais Édith, qui venait de se débarrasser de la pelisse et de relever jusqu’au coude les manches de son manteau de velours noir bordé de fourrures, ne pensait qu’à ses préparatifs.

    Il y avait encore de l’enfant en elle. Elle mettait de l’amour-propre à vouloir paraitre très expérimentée.

    — Allez, vous n’avez rien à craindre ! je ne vous ferai aucun mal… J’ai la main très douce.

    Et, tout en déroulant ses bandes avec la dextérité d’un interne d’hôpital, elle se mit à lui raconter qu’autrefois, à Plémoran, elle avait soigné la fille d’un de ses fermiers qui avait fait une chute atroce devant elle. Puis, quand tout fut prêt, elle arrêta le cheval, afin de ne pas être gênée par les trépidations de la charrette en marche.

    — Là ! fit-elle. Maintenant, vous, il faut que vous vous étendiez de tout votre long sur la paille…

    Gabriel essayait d’une dernière résistance.

    — Il le faut répéta-t-elle d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Je dois avoir toutes mes aises… Vous, vous n’avez pas besoin de voir…

    Elle devenait pourtant très pâle à mesure qu’elle retirait délicatement les haillons boueux et sanglants. Mais quand la déchirure produite par la balle fut à nu, elle se pencha résolument, et regarda de très près, une seconde bougie qu’elle venait d’allumer à la main.

    À la lueur de la bougie, Gabriel, étendu, voyait en plein le visage d’Édith. Elle fronçait les sourcils. Une ride profonde, de haut en bas, lui coupait le front eu deux. Et elle gardait le silence, tandis que le blessé, à qui l’air faisait éprouver une vive cuisson, tremblait de tout le corps avec des gémissements étouffés. Puis, gravement, sérieusement, avec la tranquille certitude d’un professeur de clinique se prononçant devant les élèves à la visite du matin :

    — Rien à craindre, mon ami !… Ce ne sera rien… Gabriel éprouvait maintenant un bien-être. Sur sa blessure, la douceur de ces bandes de vieille toile souple, enduites de cérat, qu’elle achevait de lui appliquer légèrement. Et elle l’avait appelé son ami !

    — Merci… Merci… balbutiait-il, suffoqué de reconnaissance.

    Il était agenouillé devant elle, sur la paille. Il eût voulu prononcer des phrases, des mots ; mais rien ne sortait que ces « merci ». Alors, il eut la ressource des larmes. Il pleura longtemps, prosterné devant Édith. Et il se trouvait soulagé de pleurer. En même temps que cette pluie chaude jaillissait de ses yeux et lui baignait le visage, quelque chose de tiède aussi, d’extraordinairement doux, se répandait en lui, l’inondait d’une félicité inconnue. Et elle, à côté de lui sur la paille, le laissait pleurer, tout en remarquant qu’il avait de beaux yeux, expressifs. Pour la première fois, elle le regardait avec attention, détaillant ses traits à la lueur de la lanterne. « C’est presque un enfant, pensait-elle ; il est vraiment tout jeune, plus jeune que je ne le croyais. » Et, presque aussitôt, toujours à elle-même : « Ses cheveux noirs coupés court sont admirablement plantés… Tiens ! de belles lèvres rouges, fraiches !… » Tout à coup, au milieu de la satisfaction de ces découvertes, le front de la jeune femme s’assombrit. Un regard aigu fouillant au fond de son passé ! une comparaison rapide ! et l’amertume de se dire : « Jamais un homme comme celui-ci ne m’a tenu dans ses bras. » Alors, elle se souvint qu’elle retournait s’enterrer à Plémoran, pour toujours ; et elle s’aperçut que le cheval était encore arrêté au milieu de la route.

    Édith reprit les guides, fit repartir le cheval. Puis elle accepta l’offre de Gabriel qui voulait conduire à son tour, lui qui avait déjà dormi. Elle quitta donc le banc et vint s’assoir à l’intérieur de la charrette, sur la paille, à la place du jeune homme.

    La toile goudronnée tendue autour d es cerceaux garantissait Édith. Elle avait moins froid. Mais elle se trouvait tout près du cercueil. Et sa pensée se glissa avec horreur entre les quatre planches où chaque ressaut secouait un corps inerte. Maintenant il lui semblait que ce voyage funèbre devenait interminable. Elle regarda l’heure à sa montre. À peine deux heures et demie ! Encore quatre grandes heures de nuit à passer. Le jour venu, seraient-ils encore loin de Blois ? À Blois, si on lui avait dit vrai, elle devait trouver un train, elle passerait par Tours et Angers. Une fois en Bretagne… Là, tant d’ennuis en perspective, un tel bloc de devoirs cruels et de corvées insipides, que, pour s’empêcher d’y penser, elle se mita faire parler Gabriel sur les premières choses venues :

    Son régiment avait-il beaucoup souffert ? Son père et sa mère vivaient-ils encore ? Il était de Vitré ! La magnifique vue sur toute la vallée, de la place de l’église ! N’avait-il jamais eu de sœur ? Et, pour faire passer le décousu et l’in-à propos de la conversation, elle feignait de s’intéresser à ces choses. Sa voix arrivait à des inflexions d’intimité caressante. Gabriel se sentait très heureux.

    Pourquoi, maintenant, de la part de cette femme, tant de familiarité affectueuse ? Gabriel ne cherchait pas à savoir. Même, passé ! avenir ! rien n’existait déjà plus pour lui. Rien que l’envahissante volupté de l’heure présente qu’il eût voulu éternelle. Sur son banc, une langueur l’envahissait. Ses réponses étaient courtes. Les guides, qu’il tenait toujours, lui semblaient très lourdes. Pour un rien, il les eût lâchées, et ses yeux se seraient fermés, et il se serait laissé choir à côté de la jeune femme.

    Elle, s’alanguissait à son tour. Les paroles devenaient rares. Puis, la conversation tomba tout à fait. Édith crut avoir sommeil, s’étendit de son long sur la paille, prit ses dispositions pour dormir. Elle était sui le côté droit, les pieds dans une couverture, à l’avant de la charrette, la tête un peu exhaussée et touchant presque le cercueil. Et elle fermait les yeux depuis un moment, cherchant à s’assoupir, lorsque tout à coup la lanterne, dont la bougie avait brulé jusqu’au bout, s’éteignit.

    Ils se trouvaient tous les deux au fond d’une obscurité profonde. Gabriel, toujours sur le banc, les guides à la main, ne distinguait même plus la route. Le cheval continuait d’avancer, machinalement. Alors Gabriel, n’entendant plus remuer la jeune femme, crut qu’elle dormait ; il osa s’étendre avec précaution parallèlement à elle, le plus loin possible. Mais, ni l’un ni l’autre ne dormaient, et, dans leur immobilité, ils eurent peu à peu très froid ; ils se rapprochèrent. Dans la nuit profonde, par le grand froid, sans s’être parlé, voilà qu’ils se trouvaient presque dans les bras l’un de l’autre. Alors, tout à coup, tous les deux à la fois, ils se serrèrent éperdument, et leurs lèvres qui se cherchaient, se rencontrèrent. C’était plus fort qu’eux ! Maintenant ils se dévoraient de caresses.

    Vers cinq heures du matin, Gabriel, qui dormait en tenant Édith endormie dans ses bras, se réveilla en sursaut, à moitié étourdi. La charrette s’étant presque renversée dans une ornière profonde, sa tête avait cogné contre le cercueil. Mais la charrette se redressa ; Gabriel se rendormit aussitôt, tenant plus étroitement Édith qui ne s’était pas éveillée. Le brouillard se dissipait à l’approche de l’aube. Et le cheval continuait d’avancer lentement, sans s’effrayer de la lueur rouge de cinq villages en flammes qui ensanglantaient l’horizon.

    La guerre achevée, l’abbé Marty rentra en grâce auprès de son évêque. Il s’était bien conduit sur le champ de bataille ! il boitait encore ! on lui donna une cure de village. Édith de Plémoran s’est remariée avec un agent de change.




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