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    Paul Verlaine

    D’après ce que j’ai vu

    D’après ce que j’ai vu, d’après ce que je sais,
    D’après ce que je crois, nuls n’ont plus de succès,
    Ou n’en eurent, ou n’en auront, si c’est ma veine.
    Auprès de toi, sinon ceux simples et sans gêne :
    Tel un moi qui serait plus jeune, au moins de corps,
    Quoique je ne me mette pas au rang des morts
    Encore ou bien déjà, n’en déplaise aux quarante
    Et trop d’ans qui sont, las ! ma seule sûre rente.
    Oui, j’ai cru remarquer, tu m’as insinué.
    Je fus le témoin, mal, ô mal habitué,
    Qu’en effet ton regard qui compte ce mérite
    Entre tant, d’être franc au point que s’en irrite
    L’espèce de jaloux que parfois je serais
    Si je ne me faisais aveugle et sourd exprès,
    Que ton regard, disais-je, allait de préférence
    Aux hommes de carrée et de ronde apparence,
    Plutôt qu’aux freluquets à l’air godiche ou sec,
    N’ayant pour eux que gros cigares, chers, au bec,
    Et qu’insipides fleurs, hors de prix, en façade
    Au revers de leur bel habit terne et maussade ;
    Gent laide et dont, si j’étais femme, l’aspect pur
    Et simple dresserait entre elle et moi quel mur !
    Ton choix s’ébat ou s’ébattrait si toi libre,
    S’éat ou s’ébattrait, sans beaucoup d’équilibre,
    Du soldat bon enfant au joyeux ouvrier,
    Sinon, et comme au lieu de grives, sans trier,
    On prend des merles, d’un poète bien candide,
    Amusamment vêtu sans faux-col qui le bride,
    Et rieur, à l’artiste ébouriffé qui va,
    Baguenaudant gaîment sous l’azur qu’il creva.

    Certes tu m’en fis part et je le croirais presque.
    Dans ta prime jeunesse il t'eût paru grotesque
    De n’avoir pas d’amants très bien (et tu les eus !).
    Ce qu’ils ont dû souffrir avec toi, doux Jésus !
    Aussi ce n’était pas ta botte, ces fantoches,
    Et d’abord, comme tu me le fais sans reproches,
    A moi qui ne suis guère, après tout, qu’un pur gueux.
    Tu trompais ces bons gentlemen à coups fougueux,
    Faisant bien en ce cas, mais que non pas dans l’autre.
    En ce pauvre petit ménage qu’est le nôtre !
    Bref, pour y revenir, tes goûts sont pour le sain,
    Fût-il mal habillé, pour l’homme au large sein
    Où le cœur bat à l’aise, encor que sous la bure.

    Eh bien ! j’ai tes dadas et croirais faire injure
    A ton charme, si j’y rêvais des oripeaux ;
    Tu sais d’ailleurs si j’aime à te voir des chapeaux,
    Des robes, des « atours », comme à mes autres femmes
    Dans le temps, parce que ça plaisait à ces dames
    Et que cela te plaît, le nombre des chiffons.
    Mais je t’aime bien mieux telle que nous l’avons,
    Mes sens et moi, sans trop d’apprêt qui te déguise
    Comme un Dieu disparait dans le trop d’une église,
    En matinée, en jupe, en peignoir prêts à choir,
    A l'heure ralentie où s’achève le soir,
    Forte et saine, parisienne et paysanne.
    Plus encor paysanne et mieux ainsi, Suzanne
    Quasiment à l’instant d’être dispose au bain.
    La femme, et juste assez, c'est le vin et le pain.




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