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    Philarète Chasles

    Les Trois Sœurs

    Je ne sais s’il me sera possible de faire passer dans le récit suivant l’intérêt que m’ont inspiré trois jeunes filles que j’ai vues mourir dans le Rutlandshire, en Angleterre. On veut aujourd’hui des émotions terribles, variées, et la simple narration des derniers momens de trois infortunées condamnées à succomber jeunes à un mal héréditaire offre peu d’incidens et de contrastes. Nous prétendons aussi maintenant nous rapprocher du vrai en littérature ; et quand le vrai se présente sans parure, nous lui demandons encore le trivial, le bizarre et le niais pour relever sa faiblesse et assaisonner sa fadeur. Je n’offrirai donc ces souvenirs que comme une réalité triste que j’ai vue et qui m’a touché : qu’on prenne ce récit, non pour mien, mais pour vrai, comme dit Montaigne.

    Leur père, resté veuf de bonne heure, était un de ces gentilshommes de campagne (country gentlemen) qui réunissent dans leurs manoirs demi champêtres, demi seigneuriaux, à peu près tout ce qui peut contribuer au bonheur réel de l’homme, et faire passer doucement la vie : considération publique, bien-être, richesse, le moyen et la fréquente occasion de faire le bien. C’est une existence dont ne peuvent donner l’idée, ni les villes d’Italie, ni nos anciens châteaux, ni l’opulente élégance de nos habitations de campagne. Plus domestique, plus agreste, elle réunit l’ordre, l’aisance, un luxe qui n’est pas de la magnificence, une certaine élégance chaste, qui ne semble destinée qu’à augmenter le bien-être du possesseur, et n’est cependant privée ni d’agrément ni même de poésie. Des plantations vastes et bien dirigées, une chasse abondante, de bonnes meutes, d’excellens chevaux ; enfin, s’il faut tout dire, cette position à la fois aristocratique et rurale, que le philosophe spéculatif peut blâmer, mais qui donne à chaque petit seigneur une importance idéale en même temps qu’une influence réelle ; tout cela compose une douce vie qui contraste singulièrement avec l’existence agitée des riches du continent ; une vie dont on peut jouir avec délices, pour peu que l’on ait de ressources en soi-même et que la solitude n’effraie pas.

    Malheureusement ce dont l’homme est le moins capable de jouir, c’est ce qu’il possède. Le seigneur châtelain dont je parle ne se doutait pas qu’il y eût dans tout cela une seule source de bonheur ; c’était un des humains les plus rapprochés de l’espèce animale qu’il soit possible de rencontrer. On regrettera sans doute que je n’introduise pas à sa place un père sentimental, qui eût attendri mes pages, et augmenté l’effet pathétique de ce qui va suivre ; mais la vie, mais la réalité, mais le monde comme il est, ne se prêtent pas à des combinaisons aussi savantes. Le père des trois jeunes filles, ainsi que la plupart de ses confrères, était un intrépide chasseur ; grâce à un long exercice, presque toujours ivre encore du vin de la veille, il revenait cependant sain et sauf à six heures du soir de ses excursions périlleuses. Le lendemain matin à cinq heures il recommençait, et sa vie se passait ainsi. Ses filles étaient pour lui comme si elles n’eussent pas existé ; une de ses sœurs en prenait soin, ou plutôt, depuis qu’elles avaient perdu leur mère, enlevée à vingt-trois ans par la phthisie, elles étaient absolument livrées à elles-mêmes et au pressentiment du sort qui les attendait.

    Caroline devait mourir la première.

    Elle ne ressemblait en rien à ses deux sœurs, toutes deux plus âgées qu’elle ; elle avait près de dix-sept ans. Plus jolie que belle et plus gracieuse que jolie, ses grands yeux bleus étincelaient d’un feu vif, dont l’éclat attristait : c’était la lampe prête à finir. La légèreté de sa course, la promptitude de ses réparties, l’abandon de ses jeux naïfs ; une gaieté vive qui se mêlait à la précision de sa fin prochaine, contrastaient étrangement avec la douceur résignée d’Emma et l’expression ardente et passionnée de Marie.

    Quand les trois sœurs étaient ensemble, c’était la plus jeune qui dominait les autres. Une nuance de son caractère se communiquait à ses deux sœurs, et ces caractères si différens s’harmonisaient, si je peux employer ce mot, avec un charme qu’il est également difficile d’exprimer et d’oublier.

    À mesure que le mal faisait des progrès chez Caroline, sa vivacité, sa gaieté, augmentaient. La destruction intérieure, qui s’opérait peu à peu, semblait embellir sa victime. Vers la fin de l’hiver de 1816, il était facile de prévoir que le printemps, aussi fatal aux poitrinaires que l’automne, ne se passerait pas sans achever le sacrifice commencé. Je voyais avec terreur s’accomplir ce phénomène moral et physique, et les lentes approches de la mort, semblables à celles d’une mer calme et paisible, qui, dans son flux insensible, envahit lentement sa proie réservée. Alors il semble que toute l’ame, effrayée de voir de près le sort qui la menace, recule, se ramasse en elle-même, et double sa force et son énergie. Le visage de la pauvre enfant se colorait d’une teinte plus rosée chaque jour, comme le ciel s’anime et s’enflamme avant la nuit. À observer l’ardeur de ses yeux, l’agilité de ses mouvemens, vous eussiez dit que la santé tout à coup renaissante animait d’une sève nouvelle cette existence délicate, et que la vie, avec ses plaisirs et ses espérances, commençait à déployer pour elle des trésors dont la révélation l’enivrait. L’effet produit par ce mélange et cette lutte de la vie et de la joie avec la mort inévitable me rappelait un tableau assez peu connu de je ne sais quel maître de l’école hollandaise ; ce peintre, plus philosophe que ses patiens rivaux, a représenté un tout petit enfant, qui sourit et qui se joue avec des hochets : étendu sur un blanc linceul, il est entouré de tous les emblèmes de la destruction : un crâne desséché soutient sa petite tête blonde ; un osselet de mort roule entre ses jolis doigts. Le même contraste se trouvait entre cette jeune et naïve innocence et le tombeau qui la réclamait. Rien n’était plus triste ni plus touchant.

    Jusqu’aux derniers instans de sa vie, la gaieté de la jeune fille se soutint. Personne ne la vit mourir. Un jour, vers la fin du mois de mai, elle se leva de très-bonne heure et descendit doucement dans le parloir où sa harpe était placée ; ses deux sœurs n’étaient point levées. Sur les dix heures, elles trouvèrent Caroline, souriant encore ; appuyée sur une ottomane, la tête penchée pour ne se relever jamais ; ses doigts étaient glacés, et s’étendaient, comme pour ressaisir l’instrument qu’ils avaient quitté.

    Je l’ai dit plus haut, ce récit est bien simple ; il n’a ni incidens ni péripétie, et, pour toute catastrophe, une seule, la dernière. Je voudrais pourtant rappeler et faire revivre le souvenir de ces jeunes filles, qui ont traversé le monde sans y laisser de trace, comme le chant d’un oiseau traverse la feuillée. Je voudrais redire qu’elles ont vécu, redire comment elles ont péri. Je voudrais que leur nom inconnu ne fût pas perdu tout-à-fait. Je serais heureux si les diverses nuances de leur vie si passagère et si pure intéressaient quelques ames.

    Emma Beatoun, plus âgée d’un an que Caroline, la suivit de près ; c’était une personne supérieure et dont la raison avait mûri avant l’âge. Il y avait quelque chose de singulièrement profond dans sa pensée, de réfléchi et de noble dans sa conduite ; sa figure était pâle ; ses cheveux étaient blonds, et ses traits d’une régularité frappante. Dénuée de tout pédantisme, mais douée de talens d’un ordre peu commun, d’une facilité de compréhension et d’une justesse d’esprit dont j’ai vu peu d’exemples, elle voulait, comme sa sœur, et comme la plupart des personnes que cette cruelle maladie a marquées du sceau funèbre, vivre beaucoup en peu de temps. L’étude et les arts occupaient toutes ses journées : elle vivait de cette flamme intellectuelle dont l’intensité et l’éclat augmentaient chaque jour. Ces progrès, auxquels la vie allait bientôt manquer, causaient plus d’effroi encore que d’admiration. Elle n’avait pas vu le monde, mais elle le devinait. Un remarquable instinct d’observation, d’ailleurs si commun aux femmes, s’était développé chez elle dans la solitude où elle avait vécu ; et, comme il arrive souvent aux solitaires, ses idées sur toutes choses étaient d’autant plus singulières et plus profondes qu’elle ignorait leur nouveauté : c’était de naïfs paradoxes.

    Il nous arrivait assez souvent de parler d’ouvrages récemment publiés, et même du théâtre, qu’elle ne connaissait que par ses lectures.

    « Voyez-vous, me disait-elle, il y a dans la plupart de ces livres mille choses que je ne puis souffrir ; je sens que ce n’est pas vrai. Le faux me déplaît comme mensonge ; dans les actions, dans les écrits, dans les arts, il me semble que le faux c’est le mal. Apprenez-moi pourquoi je le retrouve partout. Celui-ci affecte la simplicité ; tel autre la grandeur. Votre Diderot, dont vous m’avez prié de lire une tragi-comédie, avec son amour prétendu pour la vérité, est le plus faux des hommes ; chacun de ses personnages a un sermon dans la bouche ; il est imposteur comme un chef de secte. D’autres sont faux et serviles comme des esclaves. Depuis que Walter Scott a écrit des romans gothiques, tout le monde l’imite, c’est insupportable. L’affectation est si déplaisante ! c’est encore un mensonge. Dans tous ces efforts de littérateurs, la conscience manque ; ils écrivent, non comme ils sentent, mais selon la manière qui doit, suivant eux, flatter le public : ce sont des courtisans et des acteurs ; ils jouent un rôle, ils n’ont pas de personnage qui leur appartienne. Je crois quelquefois, quand je les lis, voir un homme monté sur des échasses ; d’autres fois, ce sont des orgueilleux qui font les pauvres, et, dans leur simplicité prétendue, se revêtent de haillons pour qu’on les remarque. N’est-ce pas un Français qui a dit le premier que le langage humain fut donné à l’homme pour déguiser sa pensée ? La plupart des écrivains ont apparemment choisi cette phrase pour mot d’ordre. Je conçois que vous, messieurs, qui avez été élevés dans des colléges latins et grecs, et qui vous préparez à pérorer dans les parlemens et dans les salons, vous trouviez tout cela fort beau ; mais, nous autres femmes, nous ne comprenons guère ce travestissement universel que vous appelez littérature ; ce que nous aimons, ce qui me plaît, du moins, c’est un trait de vérité, non affectée, comme il y en a tant chez Sterne, mais franche comme chez votre Molière, de ces mots qui abondent dans Shakespeare ; de ces peintures qui se reconnaissent tout de suite, et dont on dit : C’est cela ; de ces échappés de vue qui vous éclairent tout à coup, sans que l’auteur soit devant vous, la plume à la main, un masque sur le visage, tantôt comme un professeur prêt à vous endoctriner, tantôt comme un bouffon ou un comédien, pour vous redire ce que d’autres ont pensé, et détruire par là votre plaisir. »

    Ainsi une jeune fille qui n’avait vu que les beaux gazons de son parc et les murs de briques du manor-house avait deviné la grande et seule division qui existe réellement dans les arts et dans les ouvrages de l’esprit ; ainsi, dans la simplicité de ses vues profondes, elle avait dépassé de bien loin La Harpe et le docteur Blair. On s’étonnera de cette bizarrerie apparente. Cependant oublier combien il y a de rapports entre la vraie critique et l’observation de la nature humaine, c’est oublier combien ce qui est vraiment simple est nécessairement profond. Par leur instinctive connaissance du cœur, par leurs réflexions de tous les jours, ou plutôt par leurs émotions, qui se transforment en pensées, les femmes sont constamment plus rapprochées de la vérité que nous ; et ces idées justes et sagaces, ces aperçus d’une finesse extrême, dont la source pure ne se mêle ni des préjugés de collége, ni de passions d’école, de coterie, de secte, de parti, de corporation, de profession, meurent presque toujours avec celles qui en ont été dotées. L’homme a mille carrières où il peut laisser une trace de sa vie, imprimer son passage et prouver qu’il a vécu. Pour les femmes, il n’en est pas ainsi ; la réserve imposée à leur vie s’étend à leurs pensées. Rarement des circonstances spéciales viennent donner de la publicité et de l’avenir à ces sentimens, à ces opinions, à ces observations ; soit que leurs jours s’écoulent au milieu des occupations, des plaisirs et des peines de la vie domestique, soit que leur tombeau s’ouvre avant la vieillesse, et que tout s’évanouisse à la fois, beauté, grâces, intelligence, faculté d’aimer, de sentir et de penser.

    Ainsi disparut Emma Beatoun. Le seul peut-être entre tous les hommes qui ait pu entrevoir les éclairs de génie, les trésors de naïve et de modeste sagesse que cet esprit supérieur renfermait, j’ose à peine inscrire ici quelques-uns de mes souvenirs à cet égard, de peur qu’une légèreté trop commune n’élève un doute sur la véracité de ces souvenirs même. Tous les jugemens qu’elle portait émanant d’une pensée vierge et forte, et n’ayant rien d’emprunté ni de factice, étaient cependant précieux à recueillir. Je ne citerai qu’une de ses opinions, qui me paraît faite pour frapper les esprits, dans un temps où l’on s’occupe beaucoup de littérature étrangère. On sait qu’aux yeux de la plupart des critiques, le Roméo et Juliette de Shakspeare a semblé une brillante apothéose de l’amour, un chant élégiaque, une sorte de Bérénice anglaise. Dans cette supposition, ils se sont fatigués pour expliquer le style étrange, les concettis bizarres, les métaphores fantasques de Roméo ; et Johnson, incapable d’expliquer l’énigme, s’est contenté d’accuser l’auteur, mais ce qu’un philologue et un lexicographe ne découvrent pas dans un poète, une jeune fille peut l’apercevoir.

    « Il me semble (me disait un soir Emma Beatoun) qu’il y a quelque chose d’ironique dans Roméo, et que Shakspeare s’est un peu moqué de l’amour. Le jeune homme est un aimable garçon, plein de légèreté, d’étourderie, de tendresse et d’inconstance ; son amour est de fantaisie et de caprice, et son langage est fantastique comme sa passion. Il aimait Rosalinde qui repoussait son hommage. Juliette se présente et reçoit ses vœux inconstans ; tout entier à l’impulsion nouvelle qui le domine, Roméo ignore combien sa conduite est plaisante et insensée. C’est Mercutio, placé à côté de lui, qui se charge d’exprimer les intentions de Shakspeare, et qui passe son temps à railler l’amour et l’amoureux. Aussi quand ce rêve bizarre, cette fantaisie, ce songe vaporeux, se terminent par le meurtre, la douleur et le désespoir, Mercutio, dont la gaieté devient inutile ou déplacée, disparaît ; le poète le tue et s’en débarrasse. Vous voyez bien qu’au lieu de chanter un hymne à l’amour, comme vous le prétendez, Shakspeare le montre, selon moi, comme un caprice né du moment, facile à détruire, fertile en douleurs, aussi périlleux dans ses suites que léger dans ses causes, comme un souffle passager qui enivre et qui empoisonne, qui exalte et qui tue. » C’est, je l’avoue, la meilleure critique que j’aie jamais entendue ou lue sur ce singulier ouvrage de Shakspeare.

    Le mal avait pris chez Caroline une forme brillante et gaie qui semblait se moquer de sa victime. Pour Emma, les trois derniers mois de sa vie furent singulièrement pénibles : elle passait d’une langueur accablante à des angoisses insupportables ; ce n’était plus qu’un fantôme. Sa sœur Marie la soignait, et rien ne paraissait l’attrister comme la présence de cette sœur, aussi condamnée, qui oubliait son propre destin pour adoucir les derniers momens de sa sœur. J’avais remarqué chez Emma un penchant assez vif pour l’exaltation religieuse ; ses souffrances et l’aspect de la mort accrurent cette disposition qui prit vers la fin de sa vie un caractère d’enthousiasme très-prononcé. Sa sœur Marie, assise auprès de son chevet, écrivait sous sa dictée des hymnes ou chants religieux qu’elle composait quand elle se trouvait mieux. On sait que la versification anglaise offre peu d’obstacles, se charge de peu d’entraves, et que le sentiment poétique se meut librement dans le rhythme qu’il veut choisir. Ces hymnes de la mourante sont magnifiques ; mais pour les reproduire dans leur énergie, le talent de Lamartine serait nécessaire. Un soir la vieille tante s’aperçut que les doigts blancs et amaigris d’Emma ne remuaient plus et restaient croisés sur sa poitrine ; tout était fini !

    Marie restait seule ; c’était la plus âgée et la plus délicate des trois sœurs. Dans l’isolement où elle se trouvait, et douée d’un caractère passionné, qui sait si la mort ne fut pas un asile pour elle ? Du moins elle la contempla sous cet aspect. Des symptômes assez légers, mais heureux, nous donnaient une lueur d’espérance. Son pouls était faible ; mais le médecin s’applaudissait de ne pas y trouver le mouvement irrégulier de la fièvre. Ses joues ne se teignaient pas de cette rougeur pourprée qui apparaît ordinairement et fait tache au milieu de la livide pâleur des poitrinaires. Nous nous efforcions de lui communiquer nos espérances, et son père lui-même, que la mort de ses deux filles avait frappé d’une sorte de terreur, était plus assidu auprès de Marie ; mais si on cherchait à lui persuader qu’elle devait vivre, elle secouait la tête et gardait le silence. Elle semblait nous dire : « Il y a des secrets que les mourans savent seuls. »

    Bientôt une lassitude profonde s’empara d’elle ; elle ne pouvait plus se lever dès qu’elle était assise. La mort paraissait vivre en elle. Quand nous l’avions placée sur le siége d’osier qui faisait face à la pelouse du château, ses membres fatigués, ses jointures sans ressort, ses nerfs détendus refusaient d’exécuter le moindre mouvement : il fallait la reporter dans son lit.

    Le père avait repoussé, une année auparavant, les propositions d’un jeune étudiant d’Oxford, qui avait demandé Marie en mariage. C’était le fils d’un tory, et par conséquent un objet de haine pour le country gentleman, whig sans savoir pourquoi, et d’autant plus invincible dans ses décisions, une fois prises, que son intelligence était plus courte et plus bornée. Marie, dont l’ame ardente avait cru entrevoir le bonheur dans cette union, avait ressenti un profond chagrin en voyant son espoir détruit. On conseilla au père, qui voyait dépérir sa fille, maintenant unique, de sacrifier enfin sa vieille haine de whig à l’espérance de sauver Marie. Il se résolut, non sans peine, à écrire au jeune homme, qui malheureusement était parti pour l’Italie. Quatre mois s’écoulèrent, pendant lesquels la jeune fille s’éteignit lentement.

    Lorsqu’il arriva, il était trop tard. Elle vivait encore, mais quelle existence ! On voulut lui persuader qu’un voyage en Italie la ranimerait. « Non, disait-elle, je mourrai près de mes deux sœurs, et je serai ensevelie près d’elles. Nos trois tombeaux seront réunis dans le petit cimetière du village de Blantyre. Je veux que les arbres dont j’ai respiré l’odeur et écouté le murmure soient là, près de moi, près de nous. Ce sont, je le sens bien, des illusions et des chimères, les caprices d’un enfant ; mais ne me les ôtez pas ; ils me consolent. »

    La vie fuyait lentement de son sein, comme un léger filet d’eau se perd en été, et disparaît dans le sable. La dernière scène de cette tragédie domestique fut déchirante. Le lieu de sépulture des habitans du village et de ceux du château est situé sur une colline asses élevée, près de l’église. Marie souffrait beaucoup, elle n’ignorait pas que la vivacité de l’air qu’on respire sur les hauteurs hâte les progrès de la phthisie ; et plusieurs fois on s’était opposé à ce qu’elle allât visiter les tombeaux de Caroline et d’Emma. Parvenue au terme extrême de la maladie, et au moment où le dernier souffle, prêt à la quitter, vacillait, annonçant la venue de la mort par de nouvelles souffrances, elle voulut qu’on la portât auprès de ses deux sœurs, sur le siége d’osier de la pelouse.

    On dut lui obéir ; toute espérance était détruite, et résister à ses vives instances eût été une cruauté inutile. Henri et son père la suivirent. Quand elle fut arrivée au lieu qu’elle avait désigné, elle dit :

    « Je me souviens d’avoir été là dimanche ; on me soutenait, mais je pouvais encore marcher… Maintenant…

    Henri cachait sa figure entre ses mains et pleurait.

    « Mon ami, lui dit-elle, je vais là où sont mes sœurs, là où nous nous reverrons tous, là où nous nous retrouverons. Adieu… embrassez-moi une fois avant de mourir. »

    Il se baissa ; à peine eut-elle la force de l’entourer de ses bras… un long soupir s’échappa… c’était le dernier.

    J’ai assisté aux funérailles de la dernière de ces infortunées ; je l’ai vue descendre dans l’étroit et dernier séjour où elle repose. La stupide et muette douleur du père me pénétra. L’ame de cet homme était elle-même ébranlée. Quant à moi, le souvenir des trois sœurs ne m’a plus quitté. Que sont les grandes infortunes dont on nous parle, les angoisses des ambitions trompées qui remplissent l’histoire, les malheurs bruyans, les catastrophes éclatantes qui nous émeuvent parce qu’elles nous effraient, auprès de cette vie, de cette mort, de ce long supplice, de ce mouvement continuel, sensible, vers le terme fatal, de cette longue souffrance suivie d’un long oubli !

    Nées avec tout ce qui donne le bonheur et le fait partager aux autres, faites pour aimer, pour être aimées, pour sentir toutes les affections du cœur, quelles traces ont-elles laissées au monde ? Trois pierres funéraires dans le Rutlandshire. Souffrances du martyr, malheurs du génie, revers du héros, ont leur consolation et leur récompense ; mais ici tant d’obscurité et tant de douleur ! se voir mourir, se sentir s’éteindre ! Non, dans la longue liste des douleurs humaines, il n’en est pas de plus dénuée de compensation et d’allégement que le sort de ces trois sœurs, cette existence qui ne fut qu’un sacrifice à la mort, une consécration de trois victimes.




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