Library / Literary Works |
Pierre-Antoine Lebrun
Ode à la Grande Armée
Prytanée de Saint-Cyr, 1805.
« Suspends ici ton vol : d’où viens-tu, Renommée ?
« Qu’annoncent tes cent voix à l’Europe alarmée ?
« — Guerre ! — Et quels ennemis veulent être vaincus ?
« — Allemands, Suédois, Russes, lèvent la lance ;
« Ils menacent la France.
« — Reprends ton vol, Déesse, et dis qu’ils ne sont plus. »
Le héros a parlé ; des innombrables tentes
Qui, des camps de Boulogne, au soleil éclatantes,
Menaçaient Albion tremblante à l’autre bord,
Vers le Rhin, à sa voix, ses légions guerrières
Emportent leurs bannières,
Qui reviendront bientôt vers l’Océan du nord.
Le Rhin a fui, l’armée en avant se déploie ;
Sa clameur, que le vent aux ennemis renvoie,
Annonce l’empereur au Danube étonné ;
L’aigle à la double tête avait cru loin encore
Voir l’aigle tricolore,
Et criant : « Le voilà ! » s’est enfui consterné.
Imprudents agresseurs, quelle est votre espérance ?
Osez-vous affronter les destins de la France ?
Osez-vous rappeler la guerre sur vos bords ?
Et ne voyez-vous pas que vers vous l’Angleterre
Détourne le tonnerre
Qui déjà menaçait de dévorer ses ports.
Par son large Océan vainement remparée,
Elle perdait l’orgueil qui l’avait rassurée,
Et, pâle, se troublait derrière ses vaisseaux :
L’œil tourné vers nos camps, ses subites alarmes,
Dès que brillaient des armes,
Se figuraient la France avançant sur les eaux.
De loin, dans tous les vents, son oreille inquiète
Croyait sans cesse ouïr le bruit de la trompette,
Comme un cerf qui frissonne au son lointain du cor :
Et vous, cerfs imprudents qu’elle lance à sa place,
Vous venez, dans sa trace,
Au pas de nos coursiers pour elle fuir encor.
Comme elle aura souri d’orgueil et d’artifice
A voir tomber sur vous, tranquille spectatrice,
Tous ces traits que déjà vers elle nous lancions !
Et quels mépris pour vous ! mépris bien légitimes,
Si, vendant les victimes,
Vous livrez à son or le sang des nations.
Abjurez ses traités : ses traités sont parjures.
Repoussez une main si féconde en blessures ;
L’intérêt est son dieu, l’ambition sa loi.
Comme la nation reine du monde antique
Craignait la foi punique,
Craignez, peuples, craignez la britannique foi.
C’est le mancenillier, l’arbre au fatal feuillage,
Qui recèle la mort sous son perfide ombrage.
Le voyageur s’y fie, il y porte ses pas :
Malheureux, que fais-tu ? fuis cet arbre infidèle ;
Sous son ombre mortelle
L’imprudent qui s’endort ne se réveille pas.
La France en Albion s’est aussi reposée :
Interrogez Amiens et sa paix abusée,
Nos navires captifs et nos fils dans les fers ;
Et contre le héros qu’elle attaque impunie
Demandez quel génie
Dirigeait cette mort fabriquée aux enfers.
Mais, pour notre salut, l’infernale tempête
Respecta les lauriers qui défendaient sa tête.
Sous un si noble abri le héros fut sauvé ;
Ou plutôt le pouvoir qui dans le ciel réside
Couvrit de son égide
Ce front qu’au diadème il avait réservé.
Vous-même, à votre tour, êtes-vous sans mémoire ?
Êtes-vous oublieux de votre propre histoire ?
Jeune Alexandre, arrête ! où courent tes soldats ?
Peut-être le poignard qu’une main insulaire
Aiguisa pour ton père,
Sur ta tête levé, médite ton trépas.
Et qu’a dit Albion ? « Je suis reine de l’onde ;
« Mais ce n’est point assez, je veux l’être du monde.
« Si les rois révoltés méconnaissent mes droits,
« Lançons-leur ma colère, et, fondant ma fortune
« Sur leur chute commune,
« Je lèverai mon front dominateur de rois. »
Unissons-nous plutôt, et chassons de la terre
L’artisan ténébreux d’une éternelle guerre ;
Arrachons ce vautour au cœur du continent ;
Détruisons Albion, vengeurs et non victimes ;
Qu’elle perde ses crimes,
Et que la paix du monde en soit le châtiment.
Ils ne m’écoutent pas, les insensés ! « Aux armes ! »
Disent-ils. Que ce mot va vous coûter de larmes !
Que de sang répandu, de familles en deuil !
Pleurez, pleurez, Germains, la beauté de vos villes,
Et de vos champs fertiles
L’espoir enseveli sous les morts sans cercueil.
En avant, grenadiers ! Déjà, qui le peut croire ?
Le canon dans Paris annonce une victoire.
Trente drapeaux conquis sont venus l’attester.
Chaque jour nous en vient apprendre une nouvelle,
Qu’un bulletin fidèle
S’en va, de place en place, au peuple raconter.
À des noms inconnus et tout à coup célèbres
On s’étonne : Elchingen est sorti des ténèbres,
Et toi, Marienzel ! préludes triomphants !
Les mères ont pâli : quelles folles chimères
Ont fait pâlir nos mères !
La mort est pour qui fuit et non pour vos enfants.
Pareils en leur désordre aux feuilles dispersées,
Que l’automne en partant sous leurs pas a chassées,
L’Autriche voit partout ses soldats fugitifs.
Ils n’osent affronter de leurs aigles tremblantes
Nos aigles triomphantes,
Et livrent sans combat leurs bataillons captifs.
Ulm et ses murs puissants nous rendent leurs cohortes ;
Munich, à son vainqueur, soumise, ouvre ses portes,
Tout cède, et Ferdinand, sans drapeaux ni soldats,
Au césar des Germains vient dans Vienne alarmée
Annoncer notre armée ;
Et voilà qu’en triomphe elle entre sur ses pas.
Mais arrêtons : sans doute un grand danger commence :
Soldats, gardez vos rangs ! en multitude immense
Je vois le Nord armé, qui suit son jeune czar.
Épais de combattants, sous ses flocons de neige,
Il s’avance et protège
D’un flanc vaste et profond les fuites du césar.
En trouvant tout à coup les champs couverts de glace,
Les Russes ont souri, comme si leur audace
Par le climat natal se sentait soutenir :
Mais l’aspect des guerriers qu’un jour en Helvétie
Rencontra la Russie
Va leur rendre peut-être un moins cher souvenir.
Qu’avaient-ils espéré ? qu’en aurions-nous à craindre ?
Et de leurs rangs sans nombre ont-ils cru nous étreindre ?
La double armée avance, au loin son tambour bat,
D’un village sans nom elle s’appuie entière,
Et, l’attitude altière,
Sous trois cents étendards semble offrir un combat.
L’œil brillant, comme l’aigle, et la joue animée,
Le héros la regarde ; il dit : « La belle armée !
« Demain elle est à nous. La nuit soit au repos !
« — Demain ! » tous l’ont redit. Et la nuit passe en fêtes,
Et le jour sur leurs têtes
Du soleil d’Austerlitz vient dorer nos drapeaux.
Trois puissants empereurs se levaient face à face :
Une heure, et, regagnant ses empires de glace,
Déjà l’un est en fuite, et l’autre est à genoux.
Le troisième... il est grand ! il triomphe, il pardonne,
Il rend peuple et couronne,
Content des lauriers seuls, qu’il réserve pour nous.
Que d’étendards Paris voit suspendre à son dôme !
Sur la place où revit le beau nom de Vendôme
Que de canons, captifs comme leurs étendards !
Qui vont montrer, fondus en colonne guerrière,
D’Austerlitz tout entière
La bataille debout, éternelle aux regards.
Quel Français sans orgueil pourra passer près d’elle ?
Gloire à la grande armée, à l’armée immortelle !
Gloire à Napoléon, à ses lauriers nouveaux !
Gloire au siècle fameux qui sous son nom commence !
Gloire, gloire à la France
Qui sur son vieux pavois éleva ce héros !
Braves des temps passés, grands hommes dont l’histoire
Apporta jusqu’à nous l’éclatante mémoire,
Intrépide Annibal, modeste Scipion,
Heureux César, et vous, demi-dieux de la Seine,
Condé, Villars, Turenne,
Vous disparaissez tous devant Napoléon !
Comme on voit au matin les brillantes étoiles,
Dont la nuit s’honorait de parsemer ses voiles,
Fuir devant le soleil, qui, d’un pas de géant,
S’avance, il remplit l’air de sa splendeur féconde,
Il s’empare du monde,
Et, dans l’immensité seul, marche en conquérant.