Un monde de connaissances
    Library / Literary Works

    Théodore de Banville

    Songe d’hiver

    A sad tale’s best for winter ;
    I have one of spirits and goblins.
    Shakspere, Winter’s tale. Act.II, scène I.

    I

    Dans nos longs soirs d’hiver, où, chez le bon Armand,
    Dans notre farniente adorable et charmant
    On oubliait le monde aride,
    Vous demandiez pourquoi sur mon front fatigué,
    Au milieu des éclats du rire le plus gai
    Grimaçait toujours une ride.

    Et moi, j’étais plus triste encor
    Lorsque, comme en un fleuve d’or,
    Je remontais dans ma mémoire,
    Et que d’un regard triomphant
    Je revoyais mes jours d’enfant
    Couler d’émeraude et de moire,
    Puis engouffrer leurs tristes flots
    Au fond d’une mer sombre et noire
    Avec des bruits et des sanglots.

    Et je me rappelais cette époque oubliée
    Où l’âme d’une femme, à mon âme liée,
    L’avait brisée avec si peu,
    Et cette nuit d’angoisse, effarée et vivante,
    Où sur ma couche, avec des sanglots d’épouvante,
    Je pleurais en suppliant Dieu !

    Oh ! disais-je alors, quoi ! la bouche
    Qui vous caresse et qui vous touche
    Avec un délire inouï,
    La main frémissante qui presse
    Les vôtres, les soupirs, l’ivresse,
    Les yeux éteints qui disent Oui,
    Tout cela, ce n’est qu’un mensonge,
    Ce n’est qu’un songe évanoui
    Qui passe comme un autre songe !

    Quoi ! lorsque je mourrai dans un délire fou,
    Peut-être qu’un autre homme embrassera son cou
    Malgré ses refus hypocrites,
    Et quand, se souvenant, mon âme gémira,
    Dans un spasme semblable elle lui redira
    Les choses qu’elle m’avait dites !

    Et sous cet ardent souvenir
    Du temps qui ne peut revenir
    Et dont un seul instant vous sèvre,
    Je me débattais dans la nuit
    Comme sous un spectre qu’on fuit
    Dans les visions de la fièvre ;
    Puis je m’endormis, terrassé,
    Le sein nu, l’écume à la lèvre,
    Les yeux brûlants, le front glacé.

    Quand je rouvris les yeux, ô visions étranges !
    Je vis auprès de moi deux femmes ou deux anges
    Avec de splendides habits,
    Toutes les deux montrant des beautés plus qu’humaines
    Et laissant ondoyer leurs tuniques romaines
    Sur des cothurnes de rubis.

    L’une aux cheveux roulés en onde,
    Étalait haut sa tête blonde
    Sur les lignes d’un cou nerveux ;
    Ardente comme un vent d’orage,
    Quand son front commandait l’hommage,
    Sa lèvre commandait les vœux ;
    L’autre, plus blanche que l’opale,
    Sous le manteau de ses cheveux
    Voilait une beauté fatale.

    Et comme j’admirais en moi ces traits si beaux,
    Comme dans leurs linceuls les marbres des tombeaux
    Qu’on aime et devant qui l’on tremble,
    Toutes deux, entr’ouvrant leurs lèvres à la fois,
    Déployèrent dans l’ombre une splendide voix
    Et tout bas me dirent ensemble :

    Quoi ! parce qu’à ton premier jour
    Un désenchantement d’amour
    A secoué sur toi son ombre,
    Tu te laisses ensevelir
    Dans cet ennui qui fait pâlir
    Ton front sous une douleur sombre !
    Viens avec moi, viens avec nous !
    Nous avons des plaisirs sans nombre
    Que nous mettrons à tes genoux !

    — Oh ! s’il en est ainsi, si vous m’aimez, leur dis-je,
    Si vous pouvez encor pour moi faire un prodige,
    Rappelez l’amour oublieux !
    Mais voici que la femme à blonde chevelure
    M’entoura de ses bras, et, belle de luxure,
    Mit ses yeux brûlants dans mes yeux.

    II

    Viens à moi, dit-elle.
    Oh ! viens sur mon aile,
    Dans un pays d’or
    Qu’un nectar arrose,
    Où tout est fleur rose,
    Joie, amour éclose,
    Plaisir ou trésor !

    Mes sujets par troupes
    Dans le fond des coupes
    Aspirent l’oubli !
    Là jamais de nue,
    D’amour contenue,
    De foi méconnue
    Ou de front pâli !

    Jamais dans la salle
    Belle et colossale
    De lustres éteints,
    Car dans nos demeures,
    Tandis que tu pleures,
    Les jours et les heures
    Sont tout aux festins !

    Une longue danse
    Entoure en cadence
    L’éternel repas.
    La danseuse penche
    Doucement sa hanche,
    Et sa robe blanche
    S’ouvre à chaque pas !

    Les foules ravies
    Aux tables servies
    Des plus riches mets,
    Parmi la paresse
    Où l’amour les presse,
    Goûtent une ivresse
    Qui ne meurt jamais !

    Un harem frivole
    Dont le chant s’envole
    Jusqu’au ciel riant,
    Pour sa grande orgie
    Hurlante et rougie
    À la Géorgie
    Et tout l’Orient !
    Quitte, ô blond poète,
    La couche défaite,
    Ce livre connu,
    Et viens dans la plaine
    Où sous ton haleine
    Chaque Madeleine
    Mettra son sein nu !

    Oh ! si l’espérance
    Malgré ta souffrance
    Te sourit encor,
    Va ! laisse pour elle
    Ta folle querelle,
    Et viens sur mon aile
    Dans un pays d’or !

    III

    Et je restais muet. Alors la femme pâle,
    Avec un long sanglot douloureux comme un râle,
    Frissonna tristement dans un horrible émoi,
    Prit ma main dans la sienne et cria : C’est à moi !

    IV

    Oh ! ne l’écoute pas, viens à moi, me dit-elle,
    Pour t’emporter ce soir j’ai veillé bien des jours ;
    Vois, mon cœur ne bat plus, ma joue en pleurs ruisselle,
    Mes cheveux déroulés m’inondent ; je suis celle
    Dont les bras s’ouvrent pour toujours !

    Mon amour éternel est chaste, calme et tendre ;
    Loin du monde aux longs bruits tristes comme un tocsin,
    Dans mon beau lit de marbre, où tu pourras t’étendre,
    Tu dormiras longtemps sans jamais rien entendre,
    La tête appuyée à mon sein.

    De légères Willis aux tuniques flottantes
    Feront en se jouant notre lit tous les soirs ;
    Malgré nos lourds rideaux sur nos chairs palpitantes,
    Souvent nous sentirons s’envoler vers nos tentes
    Un parfum lointain d’encensoirs.

    Nous entendrons, parmi nos plaisirs sans mélanges,
    Des chants mystérieux et plus doux que le miel,
    Si bien qu’on ne sait pas, tant ces voix sont étranges,
    Si ce sont des voix d’homme ou bien des lyres d’anges,
    Des chants de la terre ou du ciel.

    De même, quelquefois, au-dessus de nos têtes,
    Nous entendrons aussi frémir des vents glacés,
    Des zéphyrs ondoyants ou d’ardentes tempêtes
    Portant des mots de haine ou des chansons de fêtes,
    Et nous nous dirons, enlacés :

    Qu’importent maintenant à notre âme cachée
    Ces flots tumultueux qui changent si souvent ?
    Le bonheur, c’est la nuit, la feuille desséchée,
    La paresse aux pieds nus, nonchalamment couchée
    Loin des bruits du monde vivant.

    Qu’importent maintenant, lorsque tout dégénère,
    Ces hommes de là-bas à cent choses liés,
    Qui, ravivant en eux la plaie originaire,
    Pour atteindre dans l’ombre un but imaginaire
    Heurtent leurs pas multipliés ?

    Les uns, jeunes enfants dont la cohorte arrive
    Au banquet somptueux qui caresse leur faim,
    Sous les lustres dorés et la lumière vive
    Disent des chœurs joyeux, dont plus d’un gai convive
    Ne pourra pas chanter la fin.

    Les autres, gens élus que la foule environne,
    Redisent un poème adorable ou fatal,
    Mais ces fous, qu’un matin la Jeunesse couronne,
    Tombent, ivres encor, du balcon de Vérone,
    Sur le grabat d’un hôpital.

    Et puis c’est une vierge à la candeur étrange
    Dont les Nuits ont rêvé l’amour délicieux,
    Mais dont le Ciel avare a voulu faire un ange.
    Ce sont mille splendeurs éteintes dans la fange
    En rêvant la clarté des cieux !

    Luths brisés, chants éteints, glaives qui se provoquent,
    Tourbillons palpitants, inquiets, alarmés,
    Chœurs aux voiles d’azur que les haines suffoquent ;
    Ce sont des yeux, des voix, des mains qui s’entre-choquent,
    Comme des bataillons armés !

    Tandis que nous aurons une nuit éternelle
    Que jusqu’au bout des temps rien ne pourra briser !
    Oh ! viens ! mes bras sont nus, ma paupière étincelle,
    Mon cœur s’ouvre à jamais, et pourtant je suis celle
    Qui ne donne qu’un seul baiser !

    V

    Et cette femme pâle, et cette femme blonde,
    Chacune autour de moi s’enroulant comme une onde,
    Me redisaient : À qui ton amour hasardeux ?
    Mais une voix cria : Vous mentez toutes deux !

    VI

    Et près de moi je vis luire
    L’inimitable sourire
    D’une vierge au front charmant,
    Qui portait, nymphe thébaine,
    Une lyre au flanc d’ébène,
    Et dont, je ne sais comment,
    Le regard et la voix fière
    Avaient un rayonnement
    De parfum et de lumière.

    Belle nymphe aux cheveux d’or !
    Il vous faut, dit-elle, encor
    Un convive à votre joie !
    Mais vous ne m’attendiez pas,
    Et je guiderai ses pas.
    Le Seigneur permet qu’il voie
    Le grand délire charnel,
    Et son palais qui flamboie
    Dans un mystère éternel !

    VII

    Et tout fut transformé, tout. De ma sombre alcôve
    Le cadre s’agrandit dans une lueur fauve.

    Et ce fut un palais, vaste, immense, confus,
    Une ample colonnade aux innombrables fûts.

    Dans ce monde peuplé d’un monde de sculptures
    Grinçaient les oripeaux de mille architectures.

    Sous de vastes forêts de gothiques piliers
    Disparaissaient au loin d’étranges escaliers.

    C’étaient de lourds portails, des trèfles, des ogives,
    Des rosaces sans fin peintes de couleurs vives,

    Et, par endroits, jetés dans ce palais sans nom,
    Des portiques païens, frères du Parthénon.

    C’étaient des blocs géants, des degrés, des dentelles,
    Des Chimères ouvrant leurs gigantesques ailes,

    Des anges, de vieux sphinx, des moines, des héros,
    Et des dieux verts avec des têtes de taureaux,

    Qui, rêvant en silence et baissant la paupière,
    Chantaient confusément la symphonie en pierre.

    Et moi pendant ce temps je flottais, alité,
    Entre la rêverie et la réalité.

    Et je voyais toujours. Au milieu de la salle,
    Une table brillait, splendide et colossale.

    Chaque plat ciselé contenait un trésor
    Détaillé par l’éclat de cent torchères d’or.

    Le festin fabuleux aux recherches attiques
    S’illuminait de neige et d’iris prismatiques,

    Et, comme la lumière, un doux parfum éclos
    Semblait briller de même et rayonner à flots.

    Chaque climat lointain, de l’Irlande à l’Asie,
    Avait donné son luxe ou bien sa fantaisie :

    Qui ses surtouts d’argent, qui son oiseau vermeil,
    Qui ses fruits veloutés au baiser du soleil.

    Et le nectar divin, mystérieux poème,
    Emplissait de ses feux les verres de Bohême.

    Aux uns le doux Aï, roulant dans ses glaçons
    Tout l’or de la lumière et ses vivants frissons.

    Aux autres, tourmenté comme dans une cuve,
    Le breuvage divin que dore le Vésuve.

    Pour les flacons d’argent façonné, l’hypocras
    Et les flots pleins d’éclairs de l’immortel Schiraz.

    Et je voyais s’emplir et se vider les coupes
    Qu’ornaient des monstres d’or et des Grâces en groupes.

    Mais ces trésors ardents, ces luxes enviés,
    Tous n’étaient rien encore auprès des conviés.

    Car ils étaient plus grands à voir pour des yeux d’homme
    Qu’un sénat solennel des empereurs de Rome,

    Ou que les saints élus dont la phalange va
    Jusqu’au zénith du ciel, en criant : Jéhova !

    Autour de cette table où les splendeurs sans nombre
    N’avaient plus rien laissé pour la tristesse ou l’ombre,

    Froids, divins, et leurs fronts couronnés de lotus,
    Buvaient tous les don Juans et toutes les Vénus.

    VIII

    Ô don Juans, bien longtemps, artistes de la vie,
    Affamés d’idéal, vous aviez tous cherché
    L’amante au cœur divin, sans cesse poursuivie.

    Et toujours son front pur, dans la brume caché,
    S’était enfui devant l’éclair de vos prunelles,
    Comme un rapide oiseau s’envole, effarouché.

    Reines montrant l’orgueil des pourpres éternelles,
    Courtisanes de marbre aux regards embrasés,
    Fillettes de seize ans riant sous les tonnelles,

    Vous aviez tour à tour meurtri de vos baisers
    Tout ce qui porte un nom de princesse ou de femme,
    Sans que vos longs tourments en fussent apaisés.

    Bourreaux charmants et doux, héros d’un sombre drame,
    Au-dessus de vos fronts des spectres convulsifs
    Avaient gémi toujours comme le vent qui brame ;

    Cependant, effleurant avec vos doigts pensifs
    Les lys délicieux que le zéphyr adore,
    Et serrant sans repos entre vos bras lascifs

    Mille vierges enfants que la beauté décore
    Et qui cachent l’extase en leurs seins palpitants,
    Toujours vous aviez dit : Ce n’est pas elle encore !

    Et vous, pâles Vénus ! longtemps, oh ! bien longtemps,
    Même pour des mortels, sur vos lits de Déesses
    Vous aviez dénoué vos beaux cheveux flottants

    Et, comme un flot, versé leurs superbes ivresses,
    Mais sans jamais, hélas ! pouvoir trouver celui
    Dont votre ardente soif implorait les caresses.

    Et toujours emportant votre sauvage ennui,
    Ô victimes du dieu qui de nos maux se joue,
    À travers les chemins longtemps vous aviez fui,

    Tremblantes sous le fouet horrible que secoue
    Le vieux titan Désir, tyran de l’univers,
    Et dont le vent cruel souffletait votre joue !

    Mais, ô don Juans, et vous, blanches filles des mers,
    Sous les feux merveilleux du lustre qui flamboie,
    Après tant de travaux et de regrets amers,

    Vous savouriez enfin le repos et la joie.

    IX

    À ce festin, plus froids que le flot du Cydnus,
    Buvaient tous les don Juans et toutes les Vénus.

    D’abord tous les don Juans des pièces espagnoles
    Ayant le fol orgueil de leurs amours frivoles.

    Et puis tous ces don Juans sans nulle profondeur
    Qui tuaient pour la forme un petit commandeur.

    Puis, après ces bandits, le don Juan de Molière
    Avec sa théorie atroce et singulière.

    Le don Juan de Mozart et celui de Byron,
    Tous deux songeant encore à leur Décaméron ;

    Et celui qui trouva chez notre Henri Blaze
    L’amour qui sauve après la volupté qui blase.

    Et ce don Juan, pareil au poète persan,
    Que Musset déguisa sous le surnom d’Hassan ;

    Et, plus lourd qu’un archer du temps de Louis onze,
    Celui qui descendit d’un piédestal de bronze.

    À ce festin royal, couronnés de lotus,
    Buvaient tous les don Juans et toutes les Vénus :

    La Vénus Aphrodite ou l’Anadyomène,
    Caressant les cheveux d’un triton qui la mène ;

    Vénus Hélicopis au regard doux et prompt,
    Vénus Basiléia, le diadème au front ;

    Cypris, Vénus Praxis, et Vénus Coliade,
    Guerrière dont la danse est toute une Iliade ;

    Puis Vénus Barbata, puis Vénus Argynnis,
    Qui tient dans une main les flèches de son fils ;

    Vénus Victrix sans bras, Astarté, ce prodige,
    Et Vénus Mélanide, et Vénus Callipyge ;

    Et celles dont Paphos a connu les douceurs,
    Et les Vénus avec des carquois de chasseurs ;

    Et Vénus Pandémie et Vénus de Cythère,
    Courant d’un pas rapide et sans toucher la terre ;

    Celle de Titien, allongeant sur son lit
    Son corps d’ambre, et ses bras que le temps embellit ;

    Et celle dont Corrège, en sa grâce première,
    Caressait les seins nus dans la chaude lumière.

    Là, plus blancs que les fronts neigeux de l’Imaüs,
    Buvaient tous les don Juans et toutes les Vénus.

    La reine de ces jeux était la femme blonde
    Qui d’abord près de moi parlait d’amour profonde.

    Et les gens de la fête, émus à son aspect,
    Semblaient la regarder avec un grand respect.

    Par terre, dans un coin, dormait la femme pâle,
    Avec une attitude insoucieuse et mâle.

    Dans ses longs doigts aussi dormait un chapelet,
    Où l’ivoire à des grains d’ébène se mêlait.

    Pour servir au festin, de très belles servantes
    Apportaient les plats d’or avec leurs mains savantes :

    C’était d’abord la sœur des grands astres, Phœbé,
    Dont le regard d’argent sur la terre est tombé ;

    Puis Hélène de Sparte, insaisissable proie
    De tes enfants, Hellas, combattant devant Troie ;

    Et Rachel, et Judith la femme au bras nacré,
    Ensanglantée encor de son crime sacré ;

    Et celle d’Orient, la jeune Cléopâtre,
    Dont la lèvre de flamme éblouissait le pâtre ;

    Et la Rosalinda, qui chante sa chanson
    De rossignol sauvage, en habit de garçon ;

    Et toutes les beautés que les yeux de poètes
    Vêtirent de rayons pour les plus belles fêtes.

    Tous ces convives fous avaient la joie au cœur
    Et chantaient. Or, voici ce qu’ils chantaient en chœur :

    X

    Je bois à toi, jeune Reine !
    Endormeuse souveraine,
    Oublieuse des soucis !
    Car c’est pour bercer ma joie
    Que ton caprice déploie
    Les lits de pourpre et de soie,
    Charmeresse aux noirs sourcils !

    Ta folle toison hardie
    Brille comme l’incendie.
    Hôtesse du flot amer,
    Ta gorge aiguë étincelle
    Dans un rayon qui ruisselle ;
    Tu gardes sous ton aisselle
    Tous les parfums de la mer.

    Ta chevelure est vivante.
    Elle frappe d’épouvante
    Le lion et le vautour :
    Sur ton beau ventre d’ivoire
    S’éparpille une ombre noire,
    Et tu marches dans ta gloire,
    Superbe comme une tour.

    Ô Déesse protectrice !
    Heureux, ô sage nourrice,
    L’athlète aux muscles ardents
    Qui tout couvert de blessures,
    D’écume et de meurtrissures,
    Appelle encor les morsures
    De ta lèvre et de tes dents !

    Toi seule, ô bonne Déesse,
    As l’incurable tristesse
    De l’étoile et de la fleur
    Sous l’or touffu qui te baigne ;
    Et ton désespoir m’enseigne
    Sur ton flanc glacé qui saigne
    L’extase de la douleur.

    Honte au cœur timide ! Il trouve
    Sous ta figure, la louve
    Qu’il nomme Réalité.
    Mais à celui qui t’adore
    Ta main, où tout flot se dore,
    Verse, ô fille de Pandore,
    Un vin d’immortalité !

    XI

    Et parfois, regardant vers les enchanteresses,
    Les don Juans se levaient, altérés de caresses.

    Ils allaient tour à tour baiser les seins neigeux
    De toutes les Vénus, en leurs terribles jeux.

    Et lorsqu’ils avançaient encor, la femme blonde
    Les serrait sur la chair de sa gorge profonde.

    Mais eux, sans être émus par ces rudes efforts,
    Ils retournaient s’asseoir plus graves et plus forts.

    Et je vis des enfants avec la face blême
    Se glisser dans la salle et faire aussi de même.

    Or, quand la courtisane aux blonds cheveux ambrés
    Les étreignait, vaincus, avec ses bras marbrés,

    Ils tombaient ; aussitôt la dormeuse fatale
    S’éveillait pour les mordre avec ses dents d’opale.

    XII

    Chose horrible ! Ils n’étaient d’abord que quelques-uns
    Noyant leur âme vierge à ces âcres parfums ;
    Mais bientôt une foule
    Au festin monstrueux s’amassa follement,
    Et je les vis tomber, privés de sentiment,
    Comme un mur qui s’écroule.

    Ils allaient ! déchirés par quelque étrange faim,
    Sans entrevoir le but, sans regarder la fin,
    Pris dans un noir vertige ;
    Et chacun, l’œil éteint et le front dans les cieux,
    Tombait, en murmurant des mots harmonieux,
    Lys inclinant sa tige.

    Et l’ivresse augmenta. Par degrés, éperdus
    Tous chancelaient. À voir tous leurs corps étendus
    Près du marbre des portes,
    On eût dit, aux glaçons, à la blancheur de lys
    De ces rêveurs couchés, une Nécropolis
    Pleine de choses mortes.

    Alors, plus j’en voyais tomber autour de moi,
    Hasard étrange ! et plus dans un divin émoi
    Je me sentais revivre.
    Enfin, glacé d’attente et chaud de leurs baisers,
    Je sentis tressaillir mes membres embrasés
    Et je voulus les suivre.

    Mais la vierge à la lyre eut un air abattu
    Et me prit par la main en disant : Connais-tu
    Ces deux beautés de neige ?
    Moi je voulus partir et je répondis : Non !
    — L’une est la Volupté, dit-elle, c’est son nom.
    ― Et l’autre ? demandai-je.

    — Cette fille si pâle, aux baisers si nerveux,
    Qui se laisse oublier et dort dans ses cheveux ?
    C’est la Mort qu’on la nomme.
    Et malgré ces deux noms effrayants, j’allai pour
    Baiser aussi les seins des Vénus, fou d’amour,
    N’ayant plus rien d’un homme.

    Dès le premier baiser je ne sais quelle peur
    Me vint, et je fléchis, livide de stupeur,
    Comme en paralysie.
    À mon réveil, autour du lustre qui pâlit,
    Ces visions fuyaient. Seule auprès de mon lit
    Restait la Poésie.

    C’est l’enfant à la lyre, aux célestes amours,
    Que depuis j’ai suivie, et que je suis toujours
    Dans son chemin aride.
    Voilà pourquoi, souvent sur mon front fatigué,
    On voit, dans les éclats du rire le plus gai,
    Grimacer une ride.


    Décembre 1842.




    VOUS POURRIEZ AUSSI ÊTRE INTÉRESSÉ PAR


    © 1991-2024 The Titi Tudorancea Bulletin | Titi Tudorancea® is a Registered Trademark | Conditions d'utilisation
    Contact