Un monde de connaissances
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    Victorien Sardou

    La Perle noire

    Quand il pleut à Amsterdam, il pleut bien, et quand le tonnerre s’en mêle, il tonne bien ; ― c’est la réflexion que faisait, un soir d’été, à la nuit, mon ami Balthazar Van der Lys, en courant le long de l’Amstel pour regagner son logis avant l’orage. Malheureusement le vent du Zuyderzée courait plus vite que lui. Une épouvantable rafale s’abattit tout à coup sur le quai, secouant les volets, brisant les enseignes, tordant les girouettes ; et une certaine quantité de pots de fleurs, de tuiles, d’espions et de serviettes détachés des toits ou des fenêtres, s’en allèrent pêle-mêle dans le canal, suivis du chapeau de Balthazar, qui eut toutes les peines du monde à ne pas suivre son chapeau. ― Après quoi le tonnerre éclata ; après quoi les nuages crevèrent ; ― après quoi Balthazar fut mouillé jusqu’aux os et se mit à courir de plus belle.

    Pourtant, à la hauteur de l’Orphelinat, il se rappela qu’il est dangereux d’établir des courants par ces temps d’orage. Les éclairs se succédaient sans relâche ; le tonnerre grondait coup sur coup : un malheur est vite arrivé. ― Cette remarque l’épouvanta tellement qu’il se jeta à l’aveuglette sous un auvent de boutique, où quelqu’un le reçut dans ses bras et faillit rouler à terre avec lui, ― un monsieur tranquillement assis sur une chaise ; ― et ce monsieur n’était autre que notre ami commun, Cornélius Pump, que je vous donne pour le premier savant de la ville.

    « Tiens !... Cornélius !... Que diable fais-tu là sur une chaise ? dit Balthazar en se secouant.

    ― Oh ! là ! là ! répondit Cornélius inquiet ; ne t’agite pas ainsi : tu vas casser le fil de mon cerf-volant ! »

    Balthazar se retourna, croyant que son ami se moquait de lui ; mais il le vit, non sans stupeur, gravement occupé à ramener à lui, par un fil de soie, le plus beau cerf-volant qu’Amsterdam eût jamais vu flotter dans les airs. Ce majestueux joujou se balançait sur le canal à une hauteur prodigieuse, et ne semblait regagner la terre qu’avec dépit. Cornélius tirait, le cerf-volant tirait, et le vent, compliquant la difficulté, s’amusait beaucoup de ce petit débat. Mais ce qui était bien fait pour provoquer l’admiration, c’était la queue du cerf-volant, deux fois plus longue qu’elle ne l’est d’ordinaire, et toute agrémentée de petits flocons de papiers, en quantité innombrable.

    « Quelle diable d’idée, s’écria enfin Balthazar, de jouer au cerf-volant par un temps pareil !

    ― Je ne joue pas au cerf-volant, nigaud, répondit Cornélius en souriant de pitié ; je constate la présence de l’acide nitrique dans les nuages chargés d’électricité... : témoin, ajouta le savant, qui, cette fois, saisit le cerf-volant décidément vaincu, et qui jeta un coup d’œil sur les petits papiers dont la queue était garnie..., témoin mon papier de tournesol qui est rougi, comme tu vois...

    ― Ah ! bon, répliqua Balthazar, avec le sourire un peu narquois de l’ignorant qui ne comprends rien à ces puérilités de la sience !... Ah ! c’est pour étudier !... Joli moment !...

    ― Je crois bien, répondit naïvement Cornélius, et quel observatoire !... Regarde-moi cela ! ― Pas de maisons rapprochées ! Un bel horizon ! Dix paratonnerres en vue, et tout en feu ! ― Voilà assez longtemps que je le guette, ce scélérat d’orage, et que je me promets de venir ici le regarder nez à nez ! »

    Un violent coup de tonnerre éclata sur ces mots.

    « Va ! va ! reprit Cornélius ; gronde et grogne tant que tu voudras ; je te tiens et je te dirai ton fait !

    ― Et que vois-tu là de si intéressant ? dit Balthazar, que l’eau du ruisseau commençait à envahir, et qui n’était pas de belle humeur.

    ― Pauvre homme, répliqua Cornélius avec un sourire de pitié ; réponds-moi, qu’est-ce que cela ?...

    ― Parbleu ! c’est un éclair ! dit Balthazar ébloui.

    ― Oui, mais de quelle nature ?...

    ― De la nature des éclairs.

    ― Tu ne m’entends pas, reprit Cornélius ; il y a éclair et éclair. ― Nous avons l’éclair de première classe, en forme de sillon lumineux, resserré, très arrêté sur les contours, affectant la forme du zigzag et, la couleur blanche, purpurine ou violacée ; ― puis l’éclair de seconde classe, nappe de lumière étendue, généralement rouge, qui peut embrasser tout l’horizon ; ― et enfin l’éclair de troisième classe, roulant, rebondissant, élastique et de forme le plus souvent sphérique ; mais est-il réellement globulaire, ou bien n’est-ce qu’une illusion d’optique ? Voilà précisément le problème qui me taquine depuis si longtemps ! ― Tu me diras, il est vrai, que les globes de feu ont été parfaitement observés par Howard, Schübler, Kamtz...

    ― Oh ! je ne dis rien du tout, répondit Balthazar ; voici l’eau qui gagne et je voudrais bien m’en aller.

    ― Attends-moi, dit Cornélius ; quand j’aurai vu mon éclair sphérique...

    ― Ma foi non ; je ne suis qu’à trois cents pas de ma maison, je me risque. Et si tu veux bon feu, bon souper, bon lit au besoin, et, en fait de globe, celui de ma lampe, je t’offre tout cela. ― Est-ce dit ?

    ― Attends encore un peu, mon éclair ne peut pas tarder bien longtemps... »

    Balthazar, sans répondre, allait s’élancer dans la rue, quand, subitement, un éclair sinistre et cuivré déchira la nue, et au même instant la foudre éclata avec un effroyable vacarme à quelques centaines de pas. ― La secousse fut si violente que Balthazar fléchit sur ses genoux et faillit choir.

    « Il y a globe positivement, dit Cornélius ; et cette fois je l’ai bien vu : allons souper ! »

    Balthazar, aveuglé et étourdi, se ramassait.

    « La foudre est tombée du côté de ma maison !

    ― Non ! répondit Cornélius, c’est sur le quartier des juifs ! »

    Balthazar, sans l’écouter, se mit à courir en dépit du danger, et Cornélius, rassemblant ses petits papiers et se coiffant de sa chaise, se décida à le suivre malgré la pluie qui redoublait.

    A l’entrée du Zwanenburger-straat, où est sa demeure, mon ami Balthazar fut complètement rassuré.
    ― Aucune flamme n’illuminait la rue, et la maison était encore à sa place. Il franchit d’un bond l’escalier du perron et frappa deux ou trois coups en maître. Toutefois, on s’empressa si peu d’ouvrir que Cornélius eut le temps de le rejoindre. Balthazar frappait à tour de bras.

    « Conçoit-on cette Christiane qui n’ouvre pas ? »

    A la fin, Christiane se décida. Elle était pâle à faire peur ; ses mains tremblaient, et c’est à peine si elle pouvait parler...

    « Ah ! monsieur, dit-elle, avez-vous entendu ce coup de tonnerre ?...

    ― Il t’a donc rendue sourde ? répondit Balthazar en s’élançant dans la maison ; vite ! du linge, ma fille, un grand feu et le couvert !....

    Il franchit les quatre ou cinq marches de l’escalier d’une enjambée ; et, poussant la porte de la grande salle, il alla tomber dans son fauteuil avec un soupir de soulagement. Cornélius suivait avec sa chaise...

    Une heure après, les deux amis achevaient de souper, les coudes sur la table, et narguaient le vent et la pluie qui faisaient rage dehors.

    « Voici, dit Cornélius, le plus joli moment de la journée. Une bonne bouteille de curaçao blanc, un bon feu, de bon tabac, et un bon ami pour jaser avec vous : il n’y a pas mieux, n’est-ce pas Christiane ?... »

    Christiane allait et venait, posant sur la table le lourd cruchon de grès et les verres antiques aux pieds légers. Son nom, prononcé par Cornélius, la fit rougir, mais elle ne répondit rien, toute frissonnante qu’elle était encore de sa frayeur.

    Christiane (il est temps de vous le dire) était une jeune fille élevée par charité dans la maison de notre ami Balthazar, et je vous demande la permission de vous conter son histoire si vite que vous n’aurez pas le temps de vous impatienter. Quelque temps après la mort de son mari, Madame Van der Lys, la mère de Balthazar, était un jour à la messe, quand elle sentit une légère secousse à sa robe ; et, s’avisant que quelqu’un pourrait bien en vouloir à sa bourse, elle prit si bien son temps qu’elle saisit sur le fait la main de son voleur. C’était une main de petite fille, toute mignonne, toute rose, toute fraîche. ― La brave dame eut les larmes aux yeux de voir ces petits doigts de chérubin s’exercer si vite à mal faire. Son premier mouvement fut de relâcher l’enfant par pitié ; le second de la retenir par charité, et c’est à quoi elle se décida, la bonne âme ! elle emmena chez elle la petite Christiane qui pleurait, ayant peur d’être battue par sa tante. Madame Van der Lys la consola, la fit causer, et en apprit assez pour comprendre que le père et la mère de l’enfant étaient de ces bohémiens qui courent les kermesses ; que la petite fille avait été rompue dès son jeune âge à tous les exercices des saltimbanques ; que le père s’était tué en exécutant un tour de force ; que la mère était morte de misère ; et enfin que la prétendue tante était une mégère qui rouait de coups la petite fille et qui l’instruisait à voler, en attendant mieux. ― Je ne sais si vous avez connu Madame Van der Lys, mais c’était une aussi bonne femme que son fils est un brave garçon. Elle garda l’enfant, que sa tante ne vint pas réclamer, comme bien vous pensez : elle l’éleva, lui apprit à lire, écrire et compter ; et ce fut bientôt un petit modèle de douceur, de décence et de bonnes façons. Et puis quelle ménagère !... Quand la pauvre dame mourut, elle eut du moins la consolation de laisser à son fils, avec sa cuisinière, la vieille Gudule, qui était sourde et qui commençait à trébucher un peu, une jeunesse de quinze ans, alerte et vive, qui ne laisserait jamais s’éteindre le feu de Balthazar ni refroidir son dîner, et qui savait où trouver le beau linge et la belle argenterie pour les jours de gala. ― Avec cela, polie, avenante, douce et jolie : ― c’était du moins l’opinion de Cornélius, qui avait découvert dans ces yeux-là des éclairs bien autrement intéressants que ceux de la troisième classe... ― Mais chut !... Je m’arrête ici pour ne pas médire.

    Je puis ajouter pourtant que Christiane faisait bon accueil à Cornélius, qui lui prêtait de bons livres : le jeune homme, en sa qualité de savant, faisant plus de cas d’une femme de ménage comme Christiane que des plus belles poupées de la ville, lesquelles bien souvent ne sont bonnes à rien. Mais, ce soir-là, il semblait que l’orage eût paralysé la langue de la jeune fille. Elle avait refusé de prendre place à table, où son couvert était mis comme à l’ordinaire ; et sous prétexte de servir les deux amis, elle allait et venait, écoutant mal, répondant de travers, et faisant le signe de croix à tous les éclairs... jusqu’au moment où Balthazar, se retournant, ne la vit plus et pensa qu’elle s’était retirée dans sa chambre. ― Quelques minutes après, il alla prêter l’oreille à la porte de cette chambre qui ouvrait sur la grande salle, parallèlement au cabinet d’étude ; comme il n’entendit rien, il resta convaincu que la jeune fille dormait déjà, et vint se rasseoir près de Cornélius en bourrant sa pipe.

    « Qu’a-t-elle donc ce soir ? dit Cornélius en désignant du geste la chambre de la jeune fille.

    ― C’est l’orage, répondit Balthazar ; les femmes sont si peureuses !

    ― Si elles ne l’étaient pas, ami Balthazar, répondit Cornélius, nous n’aurions pas l’immense bonheur de les protéger comme des enfants... celle-là surtout, qui est mignonne et frêle !... Je ne peux pas la regarder, vraiment, que les pleurs ne me viennent aux yeux ; c’est si doux, si bon,..., si tendre ! ― Ah ! la charmante enfant !

    ― Eh là ! maître Cornélius, répliqua Balthazar en souriant ; vous êtes presque aussi enthousiaste de Mademoiselle Christiane que du tonnerre ! »

    Cornélius rougit un peu et murmura :

    « Ce n’est pas la même chose !

    ― Naturellement,... répondit Balthazar en éclatant de rire, et prenant amicalement les deux mains de Cornélius. ― Voyons, lui dit-il avec ce bon sourire qui vient du cœur, et qui fait qu’on ne peut pas s’empêcher d’aimer ce garçon-là ; est-ce que tu crois que je ne vois pas ce qui se passe ?... Mais tu ne joues pas seulement au cerf-volant sur l’Amstel, ― grand enfant que tu es,... tu joues aussi à la raquette avec Christiane,... et ce sont vos deux petits cœurs qui servent de volants...

    ― Comment, tu crois ? balbutia le savant déconcerté.

    ― Mais voilà trois mois, ami Cornélius, et je ne pense pas que ce soit pour mes beaux yeux seulement,... trois mois que tu viens ici deux fois par jour : à midi, en allant à ton cours du Jardin zoologique, et à quatre heures en en sortant.

    ― C’est le chemin le plus court, hasarda timidement Cornélius.

    ― Oui, pour te faire aimer...

    ― Mais...

    ― Voyons, reprit Balthazar sans l’écouter, raisonnons : Christiane n’est pas une jeune fille comme une autre ; c’est un petit cœur et une petite tête bien intelligents, je t’en réponds ; et assez pour admirer un savant comme toi. Tu lui serres les mains, tu t’inquiètes de sa santé ; tu lui prêtes des livres qu’elle dévore. C’est un petit cours de chimie à propos d’une tache sur sa robe,... d’histoire naturelle au sujet d’un pot de fleurs, ou d’anatomie comparée à l’occasion du chat !... Elle t’écoute de toutes ses oreilles, de tous ses yeux ; et tu ne veux pas que l’amour se mette de la partie, entre un professeur de vingt-cinq ans et une écolière de dix-huit ?

    ― Eh bien, je l’aime, quoi ! répondit résolument Cornélius ; que veux-tu y faire ?

    ― Et toi ?

    ― Eh bien, je veux l’épouser.

    ― Eh bien, alors, dis-le donc !

    ― Eh bien, mais je le dis !

    ― Eh bien, alors, embrasse-moi donc ! s’écria Balthazar, et vive la joie ! moi aussi je me marie !

    ― Oh !... fit Cornélius saisi.

    ― Et j’épouse, continua Balthazar avec l’enthousiasme d’un amoureux qui ne voit et n’entend que lui, et j’épouse Mademoiselle Suzanne Van Miellis, la fille du banquier ».

    Cornélius fit un geste qui pouvait se traduire par : « Diable !... » avec un point d’admiration. Balthazar continua :

    « Remarque bien, Cornélius, que je l’aime depuis six ans, et avec passion. Mais Mademoiselle Suzanne, qui est aujourd’hui la fille reconnue d’un gros banquier, n’était alors que sa fille naturelle. Sa mère était si pauvre qu’elles venaient, toutes les deux, travailler chez nous à la couture. Te le rappelles-tu ?... Et si je m’étais hasardé, dans ce temps-là, à dire tout haut : « Voilà ma femme ! » on aurait poussé de beaux cris dans la famille. Je me disais donc tout bas : « Plus tard !... plus tard !... » et le plus tard est venu. Un beau matin, on a fait monter Suzanne et sa mère en voiture, et fouette cocher ! Ce gros égoïste de Van Miellis, qui n’avait jamais voulu voir sa fille, l’avait rencontré par hasard ; il s’était ému,... il avait des remords, à ce qu’il disait ; moi, je crois qu’il avait tout bonnement la goutte à faire soigner ; mais, quoi qu’il en soit, tu sais le reste aussi bien que moi. Il est mort l’hiver dernier, en laissant à sa fille une des plus belles fortunes de la ville.

    ― La plus belle,... dit gravement Cornélius.

    ― Eh bien, voilà ce qui me fâchait, Cornélius, et ce qui m’empêchait de voir ma Suzanne ; c’est qu’elle était trop riche. Je n’osais plus me présenter chez elle : j’aurais eu l’air d’y aller pour son argent. Tu ne te fais pas une idée de la quantité de gens qui veulent l’épouser maintenant ! La première fois que je la rencontrai, depuis son changement de fortune, ce fut au Jardin zoologique. Il y avait autour d’elle une demi-douzaine de messieurs de tout âge, et galants !... et empressés !... Je n’aurais jamais eu l’audace de l’aborder. Il faut être juste, c’est elle qui m’appela :

    ― « Eh bien, monsieur Balthazar, vous ne saluez plus vos vieux amis ? » Moi, je me confondais en politesses... ― « Mademoiselle !... madame !... » ― Ils riaient tout bas, les autres ; mais quand elle eut pris mon bras, et que sa mère m’eut invité à dîner, ils ne riaient plus du tout, eux qu’on n’invitait pas... Et je passai une soirée, ce jour-là... Ah ! Dieu, la jolie soirée !...

    ― Et enfin ?... dit Cornélius.

    ― Et enfin, je ne quittais plus sa maison. Je l’aimais comme un perdu, mais je n’aurais jamais rien dit. C’est la mère qui m’a poussé à parler... Une brave femme, tu sais, qui m’aime bien parce que j’étais poli avec elle quand elle était pauvre. Elle me dit, l’autre jour, en me reconduisant :

    ― « Mais parlez donc, monsieur Balthazar ; vous valez mieux que tout ce monde-là ; et je serais si heureuse de vous appeler mon fils !... » ― Ma foi, cela m’a décidé : j’ai pris mon cœur à deux mains, et ce soir, quand je me suis trouvé seul avec Suzanne, j’ai dit le grand mot !... Elle avait bien l’air de s’y attendre un peu ; mais cela n’empêchait pas qu’elle ne fût aussi émue que moi... Elle rougissait... et, néanmoins, elle me regardait... Oh ! elle me regardait jusqu’au fond de l’âme, si bien que tout dansait autour de moi. Enfin, elle m’a répondu : ― « Monsieur Balthazar, il ne faut pas me savoir mauvais gré de ce que je vais vous dire ; mais, depuis que je suis riche, je vous assure que je suis bien malheureuse. Je ne sais plus distinguer ceux qui m’aiment et ceux qui ne m’aiment pas. Je vois tant de gens qui m’adorent, que je me défie de tout le monde ; et j’irais jeter ma forturne dans l’Amstel plutôt que d’épouser un homme à qui je supposerais un vilain calcul !...

    ― Ah ! mademoiselle ! » Moi, je me récriais, tu comprends ? ― « Oh ! reprit-elle, je sais bien que vous n’êtes pas de ceux-là, monsieur Balthazar... Ce serait bien triste !... Mais ce n’est pas assez ; je vais vous dire mon rêve. Je ne voudrais choisir pour mari que celui qui m’aurait aimée quand j’étais pauvre... Ah ! je serais bien sûre de l’amour de celui-là, et je lui rendrais bien la pareille !... ― Mais alors, m’écriai-je, celui-là, c’est moi !..., mademoiselle ;... c’est moi qui vous aime depuis six ans, et, si je n’ai jamais osé vous le dire, vous avez bien dû vous en apercevoir ! » Elle me répondit tout doucement : « Peut-être oui... » Et elle continua à me regarder d’une manière si étrange... Je voyais bien qu’elle ne demandait pas mieux que de me croire, et qu’elle n’osait pas...

    ― « Tenez, reprit-elle, voulez-vous que je sois sûre de ce que vous dites ? Vous rappelez-vous ce jour d’été où je travaillais chez vous avec ma mère ? On apporta des fleurs nouvelles pour le jardin... ― Ah ! je me le rappelle bien, mademoiselle ; c’étaient des orchidées. ― Oui, et l’on me permit d’aller voir ces fleurs avec vous. Il y en avait de toutes les formes, et si singulières ! L’une ressemblait à un papillon, l’autre à une guêpe ; une autre... on eût dit d’une petite figure ; mais il y en avait une surtout qui les effaçait toutes, et, sur dix fleurs du même pied, pas une qui lui ressemblât ; c’était comme un petit cœur tout rose, avec deux ailes bleues de chaque côté !... et d’un si joli rose et d’un si joli bleu !... Je n’ai jamais vu la pareille. Et alors !... ― Et alors, laissez-moi dire la suite, mademoiselle... Alors, comme nous nous penchions tous deux pour voir la fleur de plus près, je ne sais comment il se fit que vos cheveux effleurèrent un peu les miens, et dans le brusque mouvement que vous fîtes pour vous retirer, votre main, qui tenait la fleur pour la mieux voir, la détacha de sa tige... J’entends encore votre cri... Je vous vois encore, prête à pleurer de cet accident et à me demander pardon... quand votre mère parut à la fenêtre et vous appela ; et moi !... ― Et vous ? ― Et moi, je ramassai la fleur tombée ! ― Vous l’avez ramassée ?... ― Et je la gardai en souvenir de ce petit moment de bonheur si court et si doux... ― Vous l’avez gardée ?... ― Précieusement, mademoiselle, et je vous la montrerai quand vous voudrez ! »

    Ici, mon ami, si tu avais pu voir Suzanne... Ce n’était plus elle, Cornélius, non, c’était une créature nouvelle, et cent fois plus belle, si c’est possible... Ses yeux brillaient ; sa figure rayonnait. Elle me tendit ses deux mains par un mouvement si joli qu’un ange n’eût pas mieux fait. ― « Ah ! me dit-elle, c’est tout ce que je voulais savoir, mon ami, et je suis bien heureuse !... Si vous avez ramassé la fleur en souvenir de moi, c’est que vous m’aimiez déjà ; et si vous l’avez gardée jusqu’à présent, c’est que vous m’aimez encore. Apportez-la demain, notre petite fleur aux ailes bleues... C’est le plus joli cadeau que vous pourrez mettre dans ma corbeille de noce !... » ― Ah ! mon ami !... quand j’ai entendu ces mots : « La corbeille ! et la noce !... pour le coup, j’ai failli m’évanouir... Je me suis levé, et j’allais certainement faire quelque folie quand la mère est entrée. ― J’ai sauté au cou de la bonne dame, et j’ai embrassé sa fille une dizaine de fois sur ses joues ; cela m’a calmé. J’ai pris mon chapeau et je me suis sauvé en courant, avec l’espoir de porter la petite fleur à Suzanne ce soir même... Mais ce monstre d’orage a tout gâté, et j’ai remis mon bonheur à demain... Et voilà toute l’histoire !...

    ― Ah ! saints du paradis ! s’écria Cornélius en se jetant dans ses bras ; deux noces à la fois ! » Et ici le brave garçon, imitant les gamins à la porte de l’église, jeta son bonnet en l’air en criant : « Vive la noce !... Vivent les mariés !... Vive Madame Balthazar !... Vive Madame Cornélius !... Vivent les petits Balthazar !... Vivent les petits Cornélius !...

    ― Veux-tu te taire, dit Balthazar en riant et en lui fermant la bouche. Tu vas réveiller Christiane...

    ― Ah ! dit Cornélius, baissant la voix, ne réveillons pas Christiane ; maintenant, montre-moi ta fleur aux ailes bleues, que je l’admire...

    ― Elle est, dit Balthazar, dans un petit coffre d’acier, au fond de mon secrétaire, avec tous les bijoux de ma pauvre mère. Je l’ai enchâssée dans un médaillon de verre entouré d’or et de perles noires. Je la regardais ce matin encore. C’est charmant... Tu vas voir ! »

    Ce disant, il prit la lampe, tira de sa poche un trousseau de clefs et ouvrit la porte de son cabinet.

    Il n’était pas entré que Cornélius l’entendit pousser un cri... et se leva... ― Balthazar reparut tout pâle sur le seuil de la porte :

    « Cornélius !... Ah ! mon Dieu !....

    ― Quoi donc ? Qu’y a-t-il ? s’écria le savant effrayé...

    ― Ah ! mon Dieu !... viens !... Regarde ! regarde !... »

    Et Balthazar éleva la lampe pour éclairer l’intérieur du cabinet...

    Ce que vit Cornélius justifiait bien le cri de Balthazar !... ― Le parquet était complètement jonché de papiers de toute sorte, et cette profusion de paperasses s’expliquait à la vue de deux cartons verts arrachés de leur casier de bois, et éventrés sur le tapis. Ajoutez à cela un grand portefeuille de maroquin où Balthazar serrait sa correspondance, ouvert et béant, malgré sa serrure d’acier... et tout à fait vide, après avoir semé çà et là quelques centaines de lettres !...

    Mais ce n’était que la plus petite partie du mal. ― Devant ce dégât, dont il ne cherchait pas encore à se rendre compte, le premier mouvement de Balthazar fut de courir au secrétaire. Il était forcé !... ― La serrure de fer avait pourtant mieux résisté que celle du portefeuille, et le pêne était bravement resté dans la gâche : aussi, dans l’impuissance de l’arracher, avait-il fallu briser le couvercle du secrétaire. Toute la partie du bois adhérente à la serrure était littéralement hachée, déchiquetée, et réduite en charpie ; et la serrure elle-même, détachée de toutes parts, pendait misérablement avec ses clous tordus et brisés ! ― Quant au couvercle arrondi et mobile comme celui de tous les secrétaires à la Tronchin, il était au trois quarts relevé ; assez pour permettre à la main de fouiller tous les tiroirs et tous les recoins du meuble.

    Mais, chose étrange !... la plupart des tiroirs, que rien ne protégeait contre la violence et qui contenaient des valeurs en papier, avaient été respectés par le voleur, et il semblait même qu’il ne se fût pas donné la peine de les ouvrir. Toute son attention s’était portée sur celui qui contenait les pièces d’or et d’argent : quinze cents ducats environ, deux cents florins et le petit coffre d’acier dont Balthazar avait parlé, rempli de bijoux. ― Ce tiroir, arraché de son alvéole, était absolument vide comme si on l’eût retourné ; tout avait disparu : or, argent, bijoux, sans laisser trace ; et, ce qui fut pour Balthazar le coup le plus cruel, c’est que, ayant ramassé à terre le coffre d’acier, il s’assura qu’il était vide aussi, et que le médaillon avait été pris comme tout le reste !...

    Cette perte cruelle, qui l’affectait plus que celle de tout son argent, fit succéder à sa première stupeur un véritable accès de folie. Il ouvrit brusquement la fenêtre qui donnait sur la rue et se mit à crier à pleins poumons : « Au voleur !... » Toute la ville, suivant sa coutume, allait répondre : « Au feu ! » si ce premier cri n’eût attiré une escouade d’agents de police mis en campagne pour constater et réparer les dégâts causés par l’orage. Ils accoururent sous la fenêtre où Balthazar, gesticulant, vociférant, ne sut pas venir à bout de s’expliquer. Toutefois, M. Tricamp, leur chef, vit bien qu’il s’agissait d’objets volés : après avoir invité Balthazar à faire moins de bruit dans l’intérêt de sa cause, il posta deux agents dans la rue, pour surveiller les abords, et pria ces messieurs de l’introduire dans la maison, sans réveiller personne : ce que Cornélius fit incontinent.

    La porte ouverte sans bruit, M. Tricamp entra sur la pointe du pied, suivi de son troisième agent, qu’il laissa dans le vestibule, avec ordre de ne laisser entrer ni sortir personne. Il pouvait être à peu près minuit ; toute la ville dormait, et l’on s’assura, par la tranquillité qui régnait dans la maison, que Gudule, un peu sourde, et Christiane, fatiguée par les émotions de l’orage, n’avaient rien entendu de ce remue-ménage, et qu’elles reposaient tranquillement.

    « Maintenant, dit M. Tricamp en baissant la voix, de quoi s’agit-il ? »

    Balthazar l’entraîna dans le cabinet ; et, sans trouver la force de lui dire un seul mot, il lui montra le tableau.

    M. Tricamp était un petit homme un peu chargé de graisse, et néanmoins très vif et très leste ; avec cela une physionomie souriante ; un grand air de satisfaction personnelle, justifiée par sa grande renommée d’habileté ;... des prétentions à l’élégance, au beau langage et au savoir !...

    ― Au demeurant, un homme adroit, rusé et qui n’avait d’autre défaut, pour sa profession, qu’une excessive myopie : fâcheuse disgrâce qui l’obligeait à regarder les choses de fort près, ce qui n’est pas toujours le moyen de les bien voir.

    Il fut évidemment surpris ; mais il est de règle, pour tout métier, de ne pas paraître étonné devant les clients. ― Il se contenta de murmurer : « Très bien !... très bien !... » en souriant et en jetant de tous côtés le coup d’œil exercé du maître.

    « Vous voyez, monsieur !... lui dit Balthazar suffoqué ; vous voyez ?

    ― Très bien ! répondit M. Tricamp ; le portefeuille forcé, le secrétaire forcé ! Très bien ! parfait !...

    ― Comment, parfait ? dit Balthazar.

    ― On a pris l’argent, n’est-ce pas ? continua M. Tricamp.

    ― Tout l’argent, monsieur.

    ― Bon !

    ― Et les bijoux !... Et mon médaillon !

    ― Bravo ! Vol avec effraction, dans une maison habitée !... Excellent !... Et vous ne soupçonnez personne ?

    ― Personne, monsieur !

    ― Tant mieux ! Nous aurons le plaisir de la découverte ».

    Balthazar et Cornélius se regardèrent avec surprise ; mais M. Tricamp continua tranquillement et sans s’étonner :

    « Voyons la porte ! »

    Balthazar lui montra la porte unique du cabinet, munie de sa belle serrure du vieux temps, un chef-d’œuvre comme on n’en trouve plus que dans nos bons Pays-Bas. Tricamp fit jouer la serrure. ― Cric ! crac ! ― C’était net, sonore et plein d’aisance... Il retira la clef et s’assura par un seul coup d’œil de l’impossibilité d’ouvrir cette serrure au moyen des engins ordinaires. La clef avait la forme d’un double trèfle et se compliquait d’un secret qui, par exception, n’était pas connu de tout le monde.

    « Et la fenêtre ?... dit M. Tricamp en remettant la clef à Balthazar.

    ― La fenêtre était fermée, dit Cornélius, et nous ne l’avons ouverte que pour vous appeler. D’ailleurs, remarquez, monsieur, qu’elle est munie d’une forte grille, dont les barreaux sont très rapprochés ».

    M. Tricamp s’assura en effet que les barreaux n’auraient pu livrer passager à un enfant de deux ans, et referma lui-même la fenêtre. Après quoi, il se retourna naturellement du côté de la cheminée. Balthazar suivait tous ses mouvements sans rien dire, avec la confiance du malade qui regarde le médecin écrire son ordonnance.

    M. Tricamp se pencha et considéra attentivement l’intérieur de la cheminée ; mais là encore il fut dérouté. ― Une maçonnerie récente avait comblé les trois quarts du conduit, ne laissant que l’ouverture nécessaire au passage d’un tuyau de poêle. ― Ce poêle, démonté tous les ans, au printemps, pour être nettoyé et remonté seulement aux premiers froids, était actuellement au grenier, et la cheminée était absolument vide. ― M. Tricamp ne se demanda pas un seul instant si ce conduit de poêle pouvait livrer passage à quelqu’un, et se releva plus embarrassé qu’il ne voulait bien le paraître.

    « Très bien ! fit-il ; diable ! » Et il regarda le plafond, après avoir remplacé son lorgnon par une paire de lunettes. « De ce côté encore, rien de suspect, ni même de douteux ». Il prit la lampe des mains de Balthazar et la plaça sur le secrétaire en ôtant l’abat-jour ; et soudain ce mouvement leur fit découvrir un détail qui leur avait échappé jusque-là...

    A trois pieds au-dessus du secrétaire et à distance à peu près égale du sol et du plafond, une sorte de couteau était fiché dans la cloison ; vérification faite, ce couteau appartenait à Balthazar. C’était une arme étrangère, le cadeau d’un ami, qui trouvait ordinairement sa place dans le secrétaire ; mais ce qui devait surprendre, c’est l’étrange emploi qui en avait été fait. « Dans quel but ce couteau planté dans le mur ?... »

    Au même instant, Tricamp fit remarquer que le fil de fer de la sonnette qui longeait la corniche au-dessus du secrétaire avait été brisé, tordu, et que les deux fragments rompus pendaient dans la direction du couteau. Il sauta lestement sur une chaise, puis sur la tablette du secrétaire, et se mit en mesure d’examiner la chose de plus près. Mais il était à peine debout sur cette échelle improvisée qu’il poussa un cri de triomphe. Il n’eut en effet qu’à étendre le bras entre le couteau et la corniche du plafond, pour soulever un fragment du papier de tenture décollé sur trois de ses côtés, et pour découvrir dessous une large ouverture circulaire percée dans la cloison et que ce papier rabattu avait fermée jusque-là comme une soupape.

    Cette découverte était tellement inattendue que les deux jeunes gens y assistèrent bouche béante. Pourtant l’étonnement ne fut pas de longue durée ; Balthazar se rappela bien vite et expliqua que cette ouverture, condamnée et oubliée depuis longtemps, avait servi primitivement d’œil-de-bœuf pour l’éclairage de la pièce voisine, laquelle n’était alors qu’un cabinet de toilette. Plus tard, une reconstruction partielle de la maison avait permis à M. Van der Lys de transformer ce cabinet en une chambre à coucher, en l’éclairant par une fenêtre sur la rue ; et de supprimer l’œil-de-bœuf, désormais inutile, par l’application sur les deux faces d’une toile et d’un papier de tenture semblable à celui des deux pièces. ― M. Tricamp leur fit remarquer que le morceau de papier carré rapporté anciennement de ce côté avait été décollé avec une extrême habileté, qui supposait chez l’opérateur l’intention de le recoller plus tard. En se haussant un peu, il parvint à glisser son bras par l’ouverture, et s’assura que le même travail avait été fait de l’autre côté, sur le papier de la chambre voisine, avec la même précaution, la même adresse et dans le même but évidemment !

    Dès lors, il n’y avait plus à douter : ― c’était assurément de ce côté qu’il fallait supposer l’introduction du voleur, l’œil-de-bœuf étant assez large pour lui livrer passage. M. Tricamp, descendu de son piédestal, se mit en devoir d’expliquer avec une extrême aisance toute la conduite du malfaiteur depuis son arrivée jusqu’à son départ. ― « Le couteau, dit-il, placé à une égale distance du secrétaire et de l’œil-de-bœuf, est évidemment un échelon qu’il s’est préparé pour l’ascension du retour, plus difficile que la descente. Le fil de fer de la sonnette, brisé dès le début, quand il était à portée de sa main, a pu lui servir de corde et de point d’appui, non pas du côté où il eût mis en branle la sonnette, mais de l’autre, où il ne pouvait agiter que le cordon ; et c’est en effet le fragment du fil, attenant au cordon, qui semble le seul tordu par cet emploi. Quant aux cartons effondrés sur le tapis et dont rien ne justifie le pillage, il est facile de comprendre que notre voleur, en grimpant pour sortir, a pu faire un faux mouvement et perdre l’équilibre ; auquel cas il s’est raccroché au premier objet à sa portée. Or le cartonnier, étant plus haut que le secrétaire, répondait justement à ce besoin. Tandis que le pied droit portait sur le couteau, le pied gauche, balancé dans le vide, allait s’appuyer un moment sur le cartonnier qui vacillait,... et deux cartons glissaient sur le parquet,... les deux cartons supérieurs, comme vous voyez, lesquels devaient naturellement tomber les premiers. Après quoi, raffermi par ce léger appui, il a pu regagner l’œil-de-bœuf sans encombre ; et le cartonnier, soustrait à l’impulsion, a repris naturellement l’équilibre ! ― J’attribue au trouble causé par cette chute de cartons la négligence du voleur à recoller les fragments de tenture qu’il n’eût pas détachés avec tant de soin, s’il n’avait pas eu le projet de les rétablir dans leur état primitif. ― Tout cela ne vous semble-t-il pas rationnel, évident, clair comme le jour ? »

    Balthazar et Cornélius n’écoutèrent pas sans une certaine admiration ce réquisitoire ingénieux. Mais le premier n’était pas homme à s’extasier longtemps ; il ne voyait plus qu’une chose, son médaillon ; et, certain maintenant de la façon dont le malfaiteur était rentré, il ne demandait plus à connaître que le chemin par lequel il était sorti...

    « Patience, lui répondit M. Tricamp en savourant une prise, avec tout l’orgueil du triomphe ; maintenant que nous connaissons les procédés du voleur, assurons-nous de son tempérament.

    ― De son tempérament !... s’écria Balthazar ; nous avons bien le temps !...

    ― Oh ! pardonnez-moi, répliqua Tricamp, nous ne saurions mieux faire ; et monsieur, qui est un savant, me comprendra tout de suite. L’application des connaissances physiologiques aux enquêtes, informations et examens judiciaires, est un fait désormais accompli, monsieur, et qui ruine de fond en comble tout l’empirisme de la vieille routine...

    ― Mais, dit Balthazar, pendant que vous parlez, mon voleur court !

    ― Laissez faire, répondit M. Tricamp ; nous le rattraperons ! Je dis donc que vous ne sauriez remonter sûrement à la source du crime, si vous vous privez volontairement de l’étude des caractères par lesquels le criminel s’affirme et se dénonce en quelque sorte lui-même. Et quel caractère, quelle marque, quelle estampille plus infaillible, monsieur, que celle du tempérament, qui se révèle tout entier dans les nuances de l’acte ? Rien ne ressemble moins à un vol qu’un autre vol, à un assassinat qu’un autre assassinat. Dans la façon dont le crime est commis, dans le plus ou moins d’esprit, de talent, de brutalité et de propreté qui préside à son accomplissement, soyez sûr que l’auteur signe son nom en toutes lettres. Il ne s’agit plus que de le déchiffrer. ― Ainsi, hier matin, sur deux servantes également suspectes d’avoir volé un châle à leur maîtresse, j’ai pu désigner la coupable à première vue. La voleuse avait le choix de deux cachemires : l’un bleu, l’autre jaune ; elle avait pris le bleu ! L’une des servantes étant blonde et l’autre brune, j’étais sûr de ne pas me tromper en arrêtant la blonde : la brune eût évidemment choisi le châle jaune !

    ― C’est admirable ! dit Cornélius.

    ― Eh bien, ajouta Balthazar, dites-moi le nom de mon voleur ;... et vite, car j’ai la fièvre...

    ― Je ne vous dirai pas tout de suite le nom, reprit M. Tricamp ; mais, ce que je puis affirmer d’abord, c’est que le coupable en est à ses premières armes... ― L’adresse avec laquelle ce papier est détaché du mur pourrait nous abuser un moment sur ses facultés ; mais le papier qui a séché sur place cinq ou six ans se décolle de lui-même si facilement qu’il n’y a pas là grand talent. ― L’ouverture était pratiquée ; le mérite était donc de la découvrir ; et encore la vue du papier rapporté était-elle un indice plus que suffisant. Je ne parle pas de ce portefeuille si grossièrement éventré, ni de ce meuble forcé d’une façon brutale et sauvage ! ― Tout cela est à faire hausser les épaules : c’est travaillé sans grâce et sans goût. Voyez-moi cette serrure qui pend ! C’est lamentable !... Il n’a pas même su faire sortir le pêne de la gâche. ― Il faut qu’il ait des outils de savetier ; et ce n’est pas pardonnable, aujourd’hui que l’industrie anglaise nous fabrique des instruments si légers, si délicats, si commodes !... Ah !... messieurs, je vous ferai connaître, quand vous voudrez, des artistes qui vous forceront vos secrétaires de manière à vous enthousiasmer !

    ― Donc, dit Cornélius, c’est un novice ?

    ― Évidemment,... et puis c’est un manant. Un voleur qui se respecte un peu n’aurait garde de laisser un appartement dans ce désordre : il y mettrait plus de coquetterie... Saundersen, que nous avons exécuté l’autre jour, serait plutôt revenu, monsieur, pour remettre tout chose à sa place. Voilà l’artiste ! ― J’ajouterai que ce personnage ne doit être ni très grand ni très robuste. Je n’en veux pour preuve que l’emploi de ce couteau et du cordon de sonnette, là où un homme de vigueur et de taille raisonnables devait se hisser facilement, par la seule force du poignet. De plus, une main robuste eût enfoncé ce couteau d’un seul coup, tandis que notre voleur a dû frapper longtemps pour le faire pénétrer dans la cloison : voyez plutôt, à l’extrémité du manteau, cet écrasement tout récent.

    ― C’est vrai ! dit Balthazar, ébloui par cette profondeur de vues.

    ― Mais pourtant, objecta Cornélius, ce secrétaire dont le bois est en charpie ?

    ― Eh ! monsieur, s’écria Tricamp, voilà justement où se révèle la faiblesse ! La véritable force est sereine et calme ; car elle est sûre d’elle-même. Elle donne un coup de poing, un seul, sur un secrétaire arrondi, qui ne demande qu’à sauter, et il saute ! Tandis que ceci est l’œuvre d’un impuissant qui perd la tête. L’objet résistait, il a frappé, cogné, à tort et à travers ; il l’a mis en fagots, en miettes, en bouillie... Pas de muscles, des nerfs !... Travail d’enfant, ou de femme.

    ― De femme ?... s’écria Balthazar.

    ― Depuis que je suis ici, monsieur, répondit Tricamp, je n’en ai pas douté une minute ».

    Balthazar et Cornélius se regardaient...

    « Et pour me résumer, ajouta Tricamp en prenant une dernière prise,... c’est une femme jeune,... car elle escalade... ― petite,... car elle a besoin d’échelle... ― brune,... car elle est rageuse... ― familière avec vos habitudes, car elle a profité du moment où vous étiez dehors pour agir à loisir ; car elle est allée droit au tiroir qui contient l’argent, en négligeant les autres. Et enfin, pour tout dire en un mot, si vous avez ici ou une jeune maîtresse, ou une jeune servante... ne cherchez pas plus loin : c’est elle !

    ― Christiane !... s’écrièrent ensemble les deux jeunes gens.

    ― Ah ! il y a donc une Christiane, dit M. Tricamp. ― Eh bien, c’est Christiane !... »

    Balthazar et Cornélius se regardaient tout pâles... Christiane !... la jolie Christiane !... leur Christiane si bonne,... si douce ! une voleuse !... Allons donc !... Et pourtant ils se rappelaient son origine et la manière dont elle était entrée dans la maison... Après tout, ce n’était qu’une bohémienne... Balthazar était tombé sur une chaise comme un homme ivre. Quant à Cornélius, il lui semblait qu’on venait de lui brûler le cœur avec un fer rouge et qu’il allait en mourir...

    « Voyons donc cette Christiane, dit M. Tricamp en les tirant tout à coup de leur stupeur, et visitons sa chambre !

    ― Sa chambre !... répondit Balthazar, en essayant de se lever. Mais la voilà, sa chambre ! » Et il montra l’œil-de-bœuf.

    « Et vous n’avez pas tout deviné ? reprit en souriant l’agent de police.

    ― Mais, dit Cornélius en faisant un effort pour parler, elle a dû nous entendre !

    Tricamp saisit la lampe, sortit vivement, poussa et entra dans la chambre de Christiane, suivi des jeunes gens... La chambre était vide !... Ils poussèrent tous trois le même cri : « Elle s’est sauvée ! » ― M. Tricamp s’assura en un tour de main que le lit n’était pas défait, et en même temps que rien n’était caché ni dans le matelas, ni dans la paillasse. « Elle ne s’est pas même couchée », dit-il.

    Au même instant, ils entendirent du bruit sous le vestibule ; la porte de la grande salle s’ouvrit brusquement, et l’agent mis en faction par Tricamp entra, poussant devant lui Christiane qui paraissait plus surprise qu’effrayée !...

    « Monsieur Tricamp, dit l’agent ; c’est une jeunesse qui allait sortir, et que j’ai arrêtée comme elle tirait les verrous ».

    Christiane les regardait tous avec un étonnement si naturel, que tout le monde y eût été pris,... sauf pourtant M. Tricamp...

    « Mais enfin, qu’est-ce que vous me voulez ? dit-elle à l’agent qui fermait la porte derrière elle. ― Monsieur Balthazar, dites-lui donc qui je suis !

    ― D’où viens-tu ? dit Balthazar.

    ― De là-haut, répondit-elle. Gudule a peur du tonnerre ; comme il grondait encore quand elle est montée se coucher, elle m’a priée de lui tenir compagnie, et j’ai dormi dans sa chambre, sur un fauteuil. Je me suis réveillée, j’ai vu le beau temps revenu, je suis descendue pour me mettre au lit ; et j’allais m’assurer que vous n’aviez pas oublié de tirer les verrous, lorsque ce monsieur m’a arrêtée... Et il m’a fait joliment peur !...

    ― Vous mentez, répliqua brusquement M. Tricamp : vous alliez tirer les verrous pour sortir ; et vous ne vous êtes pas couchée pour n’avoir pas la peine de vous rhabiller et pour guetter plus facilement le moment de la fuite ? »

    Christiane le regarda de l’air le plus naïf du monde. ― « De la fuite ? Quelle fuite ?

    ― Ah ! murmura M. Tricamp, nous avons de l’aplomb !

    ― Viens ici, dit Balthazar, à qui cette scène donnait la fièvre. Viens, et je te répondrai !... »

    Il prit la jeune fille par le bras et l’entraîna dans le cabinet. « Jésus Dieu ! s’écria la jeune fille sur le seuil, qu’est-ce qui a fait cela ? »

    Le cri paraissait tellement sincère qu’il y eut une seconde d’hésitation ; mais les émotions de M. Tricamp n’étaient pas de longue durée ; il attira Christiane jusqu’au secrétaire, et lui dit brutalement en lui montrant le couvercle brisé : « C’est vous ! »

    « Moi ! » s’écria Christiane, qui ne parut pas tout d’abord savoir ce que l’on voulait dire.

    Elle regarda d’un air hébété Balthazar... puis Cornélius... puis, ramenant ses regards vers le secrétaire, elle aperçut le tiroir vide ;... et alors, comme si elle comprenait tout à coup,... poussant un cri déchirant : « Ah ! vous dites que je vous ai volé !... »

    Personne n’eut le courage de répondre : Christiane fit un pas vers Balthazar, qui baissa les yeux devant son regard... Tout à coup elle porta la main à son cœur comme si elle étouffait... essaya de parler,... prononça deux ou trois mots incohérents, où l’on ne distinguait que : « Volé !... moi !... volé !... moi !... » et tomba à terre comme une morte ! Cornélius se précipita sur elle, et la releva en la serrant dans ses bras.

    « Non ! s’écria-t-il ! non !... ce n’est pas possible !... Cette enfant-là n’est pas coupable !... »

    Il courut à la chambre voisine et étendit la jeune fille sur son lit. Balthazar le suivit tout ému ; M. Tricamp, toujours souriant, allait rentrer derrière eux, quand l’un des agents le retint doucement par la manche.

    « Avec votre permission, monsieur Tricamp, lui dit-il, nous avons déjà un renseignement sur la jeune personne.

    ― Voyons le renseignement, dit Tricamp, en baissant la voix.

    ― Tandis que le camarade faisait le guet dans la rue, le boulanger qui demeure en face lui a raconté que ce soir, un peu avant le grand coup de tonnerre, il a vu mademoiselle Christiane à la fenêtre de la rue, celle de la grande pièce. ― Elle glissait un paquet à un homme avec manteau et grand chapeau...

    ― Un paquet !... dit vivement Tricamp ; bien, parfait !... Prenez le nom du témoin et surveillez toujours les abords de la maison ; mais, auparavant, allez me chercher la gouvernante... Elle couche au premier étage... »

    Les agents s’éloignèrent, et M. Tricamp entra dans la chambre de Christiane.

    Christiane était étendue sur son lit, toujours évanouie, malgré les efforts de Cornélius pour la ranimer. Sans s’arrêter à la regarder, M. Tricamp examina la chambre et aperçut tout d’abord au-dessus de la commode l’œil-de-bœuf ouvert sur le cabinet de Balthazar, et le papier de tenture décollé aussi adroitement que dans l’autre pièce. Il prit une chaise, la posa sur le marbre de la commode, et, mesurant la distance, s’assura que l’escalade était des plus facile au moyen de cette échelle improvisée.

    Après quelques minutes d’examen données à la commode elle-même, il revint à Balthazar, le sourire sur les lèvres...

    « Après tout, dit ce dernier, qui contemplait tristement la jeune fille immobile et glacée, qui nous prouve que c’est elle ?

    ― Mais ceci ! répondit M. Tricamp en déposant dans sa main une des perles noires détachée du médaillon.

    ― Où l’avez-vous trouvée ? dit Balthazar.

    ― Là », répondit l’agent de police. Il désignait un tiroir de commode tout rempli d’effets appartenant à Christiane, et qui était resté ouvert par mégarde.

    Balthazar courut au meuble, secoua les robes, le linge, et bouleversa tout dans ce tiroir... et dans les autres... mais inutilement... Le médaillon n’y était pas. Il regarda tout autour de lui ; cette commode, le lit et une table sans tiroir composaient tout le mobilier de Christiane. Du reste, ni coffre, ni armoires, et rien qui pût servir à cacher les objets volés...

    Cependant la jeune fille se ranimait. Elle ouvrit les yeux, regarda tout le monde autour d’elle ; puis, se rappelant, elle détourna la tête et se mit à fondre en larmes en se cachant dans son oreiller.

    « Ah ! murmura M. Tricamp ; les larmes ;... nous allons avouer ». Et tout doucement il se pencha sur elle, en prenant sa voix la plus douce : « Voyons, mon enfant, un bon mouvement !... Avouez que vous avez succombé à une mauvaise pensée !...Eh ! mon Dieu ! on n’est pas parfait !... Et nous aurons pour vous tous les égards que l’on doit à une charmante fille... Nous sommes donc un peu coquette.... hein ?... Nous avons donc voulu nous faire belle ?... Nous voulons donc plaire à quelqu’un ?...

    ― Eh ! mon Dieu, monsieur, dit Cornélius.

    ― Chut ! jeune homme, répliqua M. Tricamp à demi-voix ; soyez sûr qu’il y a un complice ». Et se penchant de nouveau sur Christiane : « N’est-ce pas, ma mignonne, que c’est vous ?...

    ― Ah ! s’écria Christiane, en se redressant tout à coup, tuez-moi, vous !... mais ne le répétez pas ! »
    L’apostrophe fut si vive que M. Tricamp sauta en arrière.

    « Monsieur, lui dit Balthazar, ayez la bonté de nous laisser seuls avec cette enfant ; votre présence l’irrite ; et nous aurons d’elle meilleur marché que vous ».

    M. Tricamp s’inclina.

    « Comme il vous plaira, monsieur ; mais défiez-vous. Quelle gaillarde ! »

    Et il sortit.

    Cornélius ferma brusquement la porte sur lui ; puis les deux jeunes gens s’approchèrent doucement de Christiane, qui s’était assise sur son lit et qui regardait devant elle, l’œil fixe, sans larmes, cette fois, et tremblant la fièvre de tout son corps.

    « Voyons, Christiane, mon enfant, dit Balthazar en essayant de prendre sa main crispée sur le lit, nous voilà seuls maintenant, vous n’êtes plus qu’avec des amis.. Vous allez parler ?

    ― Je ne veux pas rester ici ! dit Christiane d’une voix rauque et sèche ; je veux m’en aller... Laissez-moi m’en aller !... »

    Cornélius la fit rasseoir doucement.

    « Vous ne pouvez pas sortir, Christiane ; vous ne le pouvez pas, sans nous répondre.

    ― Dites-nous la vérité, reprit Balthazar, je vous en prie, Christiane, toute la vérité, mon enfant... On ne vous fera rien... je vous le jure sur mon honneur... Je vous pardonnerai, et personne ne le saura... je vous le jure, Christiane... devant Dieu !...

    ― Est-ce que vous ne m’entendez pas ?...

    ― Si ! répondit Christiane, qui ne l’écoutait pas. Ah ! je ne peux plus pleurer ! Ah ! si je pouvais pleurer !... Faites-moi pleurer !...

    Cornélius regarda son ami d’un air inquiet. Il prit les deux mains brûlantes de la jeune fille, et, les serrant doucement dans les siennes : « Christiane,... ma fille, lui disait-il avec toute la tendresse possible, il y a miséricorde pour tous, et nous vous aimons trop pour être sans pitié ! Écoutez-moi, je vous en prie. Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

    ― Si », dit Christiane en le regardant.

    Et ses yeux devinrent humides.

    « Eh bien, je vous aime, moi,... vous le savez bien,... je vous aime de tout mon cœur !

    ― Ah ! s’écria la jeune fille attendrie et fondant en larmes, c’est vous qui dites que j’ai volé !

    ― Eh bien, non, répondit vivement Cornélius, non ! je ne le dis pas ; non ! je ne le crois pas ! Mais, chère enfant, vous voyez bien qu’il faut m’aider à vous justifier, à trouver le coupable, et pour cela il faut être franche avec moi et tout me dire, tout !...

    ― Oui, vous êtes bon, vous ! répondit Christiane en pleurant. Vous avez pitié de moi et vous ne croyez pas ce qu’ils disent ! Défendez-moi !... Est-ce que vous ne voyez pas qu’ils sont stupides avec leur vol ?... Et qu’est-ce que l’on veut que je vole ici ?... Est-ce que ce n’est pas tout mon cœur, cette maison ?... Est-ce qu’il y a dans ce mur-là, reprit-elle avec plus d’exaltation en frappant sur la muraille, est-ce qu’il y a une seule pierre que je n’adore pas ?... Est-ce que l’on vole sa propre vie et son propre sang ?... Et dire que ma bonne mère n’est pas là !... (C’est le nom qu’elle donnait à Madame Van der Lys). Ah ! si elle était là... elle vous ferait rentrer sous terre avec votre vol !... Mais je suis seule, n’est-ce pas ?... et l’on m’accuse parce que je suis une bohémienne,... parce que j’ai volé quand j’étais petite... Et l’on m’appelle voleuse !... voleuse !... voleuse !.... On m’appelle voleuse ! !... »

    Elle retomba sur le lit en sanglotant.

    Balthazar n’y tint plus : il se mit à genoux devant le lit, et de sa voix la plus humble, la plus suppliante, comme s’il eût été lui-même le coupable :

    « Christiane ! ma sœur, ma fille, mon enfant, regarde-moi !... Je suis à genoux, tu le vois ! Je te demande pardon de tout le mal que je t’ai fait. On ne dira plus rien, on n’en parlera plus ; c’est fini !... entends-tu ?... Mais puisque tu m’aimes,... tu ne veux pas faire mon malheur, n’est-ce pas ?... tu ne veux pas payer en peines et en tourments tout ce que tu as reçu de bienfaits ? Eh bien, je t’en conjure, si tu sais où est mon petit médaillon... (Je ne te demande pas où il est, entends-tu ?... je ne veux pas le savoir,... cela m’est égal...) Mais si tu le sais, toi,... je t’en supplie, par le nom de ma mère, que tu appelais la tienne, fais que je le retrouve,... rien que lui... Toute ma vie en dépend, et celui qui me l’a pris m’a pris tout mon bonheur... Rends-moi mon médaillon,... le veux-tu, dis ?... veux-tu me le rendre ?

    ― Oh ! dit Christiane désespérée ; s’il était dans le sang de mes veines, vous l’auriez déjà !...

    ― Christiane !...

    ― Mais je ne l’ai pas !... je ne l’ai pas !... je ne l’ai pas ! » dit-elle en se tordant les mains.

    Balthazar, exaspéré, se redressa d’un bond : « Mais, malheureuse !... » Cornélius l’arrêta... et Christiane porta ses deux mains à son front. « Ah ! dit-elle en riant, quand je serai devenue folle,... ce sera fini, n’est-ce pas ? »

    Et elle s’affaissa sur elle-même, épuisée, en cachant son visage, comme décidée à ne plus répondre.

    Cornélius entraîna Balthazar hors de la chambre ; il le voyait chanceler comme un homme qui a le vertige. Ils trouvèrent dans la grande pièce M. Tricamp, qui ne perdait pas son temps. Il avait fait descendre la vieille Gudule qui, réveillée en sursaut, à moitié sourde et ne comprenant rien à ce qui arrivait, répondait à ses questions en pleurant et se lamentant.

    « Voyons, voyons, ma bonne femme, lui dit M. Tricamp, remettez-vous !

    ― Jésus Dieu ! mon bon maître ! s’écria Gudule à la vue de Balthazar. Qu’est-ce qu’il y a donc ?... Ils m’ont réveillée si brusquement !... Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’on me veut donc ?

    ― Rassure-toi, ma bonne Gudule, répondit Balthazar ; ce n’est pas de toi qu’il s’agit... Mais on m’a volé : nous cherchons le coupable.

    ― On a volé ?

    ― Oui.

    ― Ah ! mon Dieu ! reprit la pauvre vieille servante désespérée ; mais jamais ce n’est arrivé, ça ; mais voilà trente ans que je suis dans la maison, et il n’a jamais disparu une épingle !... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !... il fallait que ça arrivât, avant que je fusse morte !...

    ― Voyons, voyons, reprit M. Tricamp, répondez-moi sans vous lamenter, la bonne femme.

    ― Parlez un peu haut, dit Balthazar ; vous savez qu’elle est sourde.

    ― Nous voulons savoir, dit Tricamp en haussant la voix, si vous étiez là quand on a volé ?

    ― Mais je ne suis pas sortie, monsieur.

    ― Du tout, du tout ?

    ― Non, monsieur, parce que je sentais venir l’orage, et à cause de mon âge, ces jours-là, je n’ai plus de jambes.

    ― Alors, dit Balthazar, tu étais dans ta chambre ?...

    ― Non, monsieur, je suis restée toute l’après-midi dans la grande pièce, à tricoter près du feu.

    ― Et tu n’as pas même bougé pour aller à la cuisine ?

    ― Non, monsieur.

    ― Avez-vous bonne vue, la femme ? reprit Tricamp.

    ― Monsieur ? fit Gudule, qui n’entendit pas la question.

    ― Je demande, répéta Tricamp, si vous avez de bons yeux ?

    ― Oh ! pour cela, oui, monsieur ; l’oreille pas : c’est un peu dur ; mais les yeux, c’est encore bon, comme la mémoire.

    ― Ah ! la mémoire est bonne ! ― Eh bien, quelles personnes sont venues dans l’après-midi ?

    ― Il est venu le facteur, monsieur, et puis une voisine pour emprunter un rouleau de pâtisserie,... et puis Petersen, qui est venu demander quelque chose à Christiane.

    ― Ah !... qu’est-ce que c’est que Petersen ?

    ― C’est un voisin, monsieur, un garde de nuit ; monsieur le connaît bien.

    ― Oui, dit Balthazar à Tricamp, c’est un pauvre diable qui a perdu sa femme il y a un mois, et ses deux petits enfants sont malades... Un brave homme auquel on rend ici quelques services....

    ― Et ce Petersen, reprit Tricamp, est donc entré ?...

    ― Non, monsieur, répondit Gudule ; il a seulement parlé à Christiane, par la fenêtre.

    ― Pour lui dire ?...

    ― Je n’ai pas entendu, monsieur...

    ― Et après lui... Personne ?... »

    Gudule se fit répéter la question et répondit : « Personne !...

    ― Et Christiane, reprit Tricamp, où était-elle pendant que vous tricotiez ?

    ― Eh bien, monsieur, elle allait et venait comme toujours, cette enfant : elle veillait à la cuisine pour moi, puisque je ne pouvais pas. Elle est si complaisante !

    ― Mais enfin, elle n’était pas toujours à la cuisine ?

    ― Non, monsieur, elle est entrée dans sa chambre à la nuit close.

    ― Ah ! elle est entrée chez elle, n’est-ce pas ?

    ― Oui, monsieur, pour faire sa toilette, à cause du souper.

    ― Et... est-elle restée longtemps dans cette chambre ?

    ― Une heure, monsieur.

    ― Une heure ?...

    ― Oui, monsieur, une bonne heure !

    ― Et vous n’avez rien entendu pendant ce temps-là ?

    ― Monsieur dit ?

    ― Je demande si vous n’avez pas entendu quelque bruit,... par exemple, des coups de marteau sur du bois ?

    ― Non, monsieur.

    ― Oui, dit Tricamp en se tournant vers les jeunes gens, elle est sourde !... » Et se penchant vers Gudule, en haussant la voix : « Et puis l’orage grondait déjà, n’est-ce pas ?...

    ― Oui, monsieur : oh ! j’entendais bien le tonnerre !

    ― Elle a confondu les deux bruits, murmura Tricamp. Et enfin ?... reprit-il tout haut.

    ― Et enfin, monsieur, la nuit était toute venue ; l’orage éclatait ; monsieur ne rentrait pas... J’ai eu bien peur, je me suis mise à genoux, et j’ai dit mes prières... Et c’est alors que Christiane est sortie de sa chambre, toute tremblante,... toute pâle,... et le tonnerre, à ce moment-là, a éclaté d’une force !...

    ― Ah ! dit vivement Tricamp, vous avez remarqué qu’elle était pâle et tremblante ?

    ― Dame, comme moi, monsieur. ― Cet orage-là, ça nous cassait bras et jambes. Je ne pouvais plus me relever, moi,... et c’est là-dessus que monsieur a commencé à cogner, et Christiane a ouvert... Et voilà tout ce que je sais, monsieur,... aussi vrai que je suis chrétienne et honnête femme !...

    ― Ne pleure donc pas, ma bonne Gudule, répéta Balthazar ; puisque je te dis que ce n’est pas toi qu’on accuse !...

    ― Mais qui donc, monsieur ? qui donc alors ?... Sainte Vierge ! s’écria-t-elle, frappée d’une idée subite ; est-ce que c’est Christiane ?

    Personne ne répondit.

    « Ah ! reprit Gudule, vous ne répondez pas !... ― Ah ! monsieur, ce n’est pas possible !

    ― Ma bonne Gudule !

    ― Christiane, continua la bonne femme sans l’écouter. Une enfant qui vient du bon Dieu !...

    ― Mais voyons, voyons, demanda Tricamp, puisque ce n’est pas vous !...

    ― Ah ! je l’aimerais mieux, monsieur ! répliqua Gudule désespérée ; j’aime mieux qu’on m’accuse... Accusez-moi, tenez !... Une vieille comme moi,... qui suis toute finie,... qu’est-ce que ça me fait ?... J’irai rendre mes comptes là-haut, et ça ne tardera pas... Mais cette enfant-là ! Je ne veux pas qu’on y touche, monsieur... Ah ! monsieur Balthazar, n’y laissez pas toucher, c’est sacré !... N’écoutez pas ce méchant homme-là ; c’est lui qui mène tout ! »

    Sur un geste de M. Tricamp impatienté, les agents prirent chacun un bras de la vieille femme pour l’éloigner.

    Gudule fit quelques pas, puis se laissa tomber à genoux près du feu, sanglotant et se lamentant de ne pas être morte avant des malédictions pareilles, et M. Tricamp fit signe aux agents de la laisser là, à ses prières...

    « Eh bien,... dit l’agent de police en se tournant vers Cornélius ; vous le voyez, personne n’est venu qu’on puisse raisonnablement soupçonner,... ni le facteur, ni la voisine, ni ce Petersen. Donc c’est la vieille qui a volé, ou c’est la jeune ; et, comme je ne crois pas la vieille en état de fairer cette gymnastique, je prie monsieur le savant de tirer lui-même la conclusion...

    ― Oh ! ne me demandez rien, dit Cornélius ; je ne sais plus que penser ; il me semble que je rêve et que tout cela est un horrible cauchemar !

    ― Je ne sais pas, répliqua Tricamp, si c’est un rêve, mais il me semble pourtant que je suis très éveillé et que je raisonne très bien.

    ― Oui, oui, dit Cornélius allant et venant avec fièvre ; vous raisonnez bien !

    ― Et ma logique est assez rigoureuse !...

    ― Oui, oui, rigoureuse !...

    ― Et tout me donne assez de raison jusqu’ici !...

    ― Oui, tout vous donne raison !...

    ― Eh bien, alors, accordez-moi donc que la jeune fille est coupable !...

    ― Eh bien,... non ! répondit avec chaleur Cornélius en s’arrêtant court devant l’agent de police. Non ! voilà ce que je ne croirai pas, tant que je ne l’entendrai pas s’accuser elle-même !... Et Dieu sait,... elle le dirait à l’instant, là,... devant nous,... que j’attesterais encore son innocence !...

    ― Mais en vérité,... objecta l’agent stupéfait ; mais son innocence !... mais quelle diable de preuve ?...

    ― Ah ! je n’en ai pas, je le sais, reprit Cornélius. Et je connais toutes celles que vous invoquez..., Et ma raison est prête à les trouver évidentes,... terribles,... implacables !...

    ― Eh bien, alors ?...

    ― Mais ma conscience se révolte aussitôt contre ma raison !... Mais mon cœur est là qui me dit : ― Non ! non, ces paroles, ce visage,... ce désespoir !... non, tout cela n’est pas d’une coupable, et, je te le jure, elle est innocente !... Je ne peux pas le prouver, moi,... mais je le sens,... mais j’en suis sûr, et je te le crie de toutes mes forces !... avec toutes mes angoisses !... avec toutes mes larmes !... N’écoute pas ceux qui l’accusent !... Ils mentent ! Leur logique est celle de la terre qui se trompe ;... la mienne est celle du ciel qui ne ment pas. Elle s’appelle la Raison !... je m’appelle la Foi...

    ― Mais enfin !...

    ― Ne les écoute pas, continua Cornélius avec plus d’exaltation, et rappelle-toi que, dans ces mauvais jours où ton orgueil de savant est prêt à nier Dieu lui-même,... il suffit d’un tressaillement de ton cœur pour te l’affirmer !... Et comment veux-tu qu’il te trompe sur l’innocence d’une enfant,... ce cœur qui ne ment pas quand il s’agit de Dieu ?...

    ― Ah bien, dit Tricamp, si la police raisonnait comme ça !...

    ― Oh ! je ne demande pas à vous convaincre, reprit Cornélius ; mais faites votre office, je ferai le mien !...

    ― Le vôtre ?

    ― Oui, oui,... cherchez ! furetez ! fouillez ! Entassez preuve sur preuve pour écraser cette malheureuse enfant ; je saurai bien, de mon côté, ramasser toutes celles qui peuvent la défendre !

    ― Alors, répondit Tricamp, je ne vous conseille pas, monsieur, de compter parmi ces dernières ce que j’ai trouvé tout à l’heure dans le tiroir de la demoiselle !...

    ― Quoi ?... demanda Cornélius.

    ― Cette perle noire détachée du médaillon !... »

    Cornélius saisit la perle... Il tremblait.

    « Dans son tiroir ?...

    ― Oui, mon ami, oui,... s’écria Balthazar. Dans le tiroir de sa commode,... tout à l’heure,... devant moi !... »

    Cornélius était pâle, immobile, anéanti !... La preuve était si convaincante, si effrayante !... Cette malheureuse petite perle lui brûlait la main et l’écrasait de son poids !... Il la regardait machinalement, sans la voir... et sans pouvoir en détacher les yeux !... Balthazar lui prit la main,... mais Cornélius ne sentit rien... Il paraissait stupide et regardait toujours la perle !...

    « Cornélius ! » s’écria Balthazar inquiet. Mais Cornélius le repoussa vivement, et se pencha comme pour mieux voir la perle en la faisant miroiter au jour.

    « Quoi donc ? murmura Balthazar.

    ― Ote-toi de là ! » répondit Cornélius. Et, l’écartant brusquement, il courut à la fenêtre et regarda la perle de plus près.

    Balthazar et Tricamp échangèrent un regard de surprise... et au même instant Cornélius, sans dire un mot, s’élança dans le cabinet.

    « Il est fou ! grommela M. Tricamp en le suivant des yeux. ― Monsieur Balthazar, voulez-vous me permettre de verser un petit verre de curaçao à mes gens ? Voici le jour, et la rue doit être un peu fraîche.

    ― Faites, monsieur », dit Balthazar.

    Tricamp sortit. Balthazar, en se retournant, vit la vieille Gudule agenouillée et priant dans un coin, et alla vivement rejoindre Cornélius dans le cabinet.

    Le savant considérait avec la plus grande attention le manche du poignard et l’écrasement constaté par M. Tricamp. Cet examen dura quelques secondes, pendant lesquelles Balthazar, accablé et découragé, regarda son ami machinalement sans prendre le moindre intérêt à sa conduite. Cornélius, sans prononcer un mot, monta sur une chaise, et observa avec le même soin les fils de fer de la sonnette et la façon dont on avait pu les rompre.

    « Où est la sonnette ? dit-il brusquement.

    ― Dans la grande salle », répondit Balthazar.

    Cornélius tira le fil de fer qui devait être en communication avec elle, mais aucun bruit ne se fit entendre.

    « Ah ! dit Balthazar, elle avait tout prévu, va ; elle avait décroché le battant ».

    Cornélius, sans répondre, regarda attentivement où s’engageait le fil de fer ; c’était dans un petit tube de fer-blanc de la grosseur d’un étui ; le fil y jouait tout à l’aise, et l’obstacle ne venait pas de là, évidemment.

    « Regarde la sonnette, dit-il à Balthazar ; est-ce qu’elle remue quand je tire le fil ? »

    Balthazar alla sur le seuil de la porte et obéit sans comprendre.

    « Bouge-t-elle ? répéta Cornélius en tirant le fil à plusieurs reprises.

    ― Un peu, dit Balthazar, mais elle ne peut pas sonner ; elle est toute roide et retournée, la bouche en l’air. On dirait que quelque chose la maintient dans cette position.

    ― C’est bon, dit Cornélius, nous verrons cela tout à l’heure ; tiens le secrétaire, que je monte ».

    Balthazar rentra dans le cabinet et fit ce qui lui était demandé. Cornélius enjamba de la chaise au secrétaire ; et, s’aidant du couteau, se hissa péniblement jusqu’à l’œil-de-bœuf, comme s’il eût voulu juger par lui-même de la difficulté de l’entreprise.

    Balthazar ouvrait la bouche pour l’interroger, quand il s’entendit appeler par Gudule dans la pièce voisine. Il sortit vivement et trouva la vieille femme tout émue et les agents de police accourus à sa voix.

    « Monsieur, criait-elle, elle vient de se sauver !

    ― Christiane ?

    ― Oui, monsieur ; je me relevais, je l’ai vue traverser la pièce et s’enfuir du côté du jardin ! Ah ! mon Dieu ! courez vite, elle va faire un malheur !

    ― Ah ! le petit serpent ! s’écria M. Tricamp, elle faisait la morte ; en route, vous autres, par le jardin ! »

    Tous les agents s’élancèrent dehors, M. Tricamp en tête ; et Balthazar courut à la chambre de la jeune fille pour s’assurer que Gudule disait vrai.

    Christiane avait disparu en effet ; mais il retrouva dans la chambre Cornélius, qui était descendu par l’œil-de-bœuf. Le savant tenait les rideaux du lit écartés, et son attitude témoignait de la plus vive stupéfaction.

    « Oui, oui, va,... cherche-la, lui dit Balthazar furieux et persuadé que la stupeur de son ami avait pour motif le départ de Christiane ; cherche-la ! Tu le vois bien qu’elle est coupable, puisqu’elle se sauve !...

    ― Je vois, répondit Cornélius en se retournant, tout tremblant d’émotion et l’œil en feu, je vois qu’elle est innocente, et que c’est nous qui sommes coupables !... et que c’est nous qui sommes stupides !

    ― Es-tu fou ?

    ― Et je le tiens, ton voleur !... ajouta Cornélius avec une exaltation croissante, et je vais te dire tout ce qu’il a fait, moi, et comment il est entré, et comment il est sorti !... Et je te dirai son nom !... Et d’abord, ce n’est pas par cette chambre ni par cette ouverture qu’il est entré ; c’est par la cheminée de ton cabinet.

    ― La cheminée ?

    ― Oui, la cheminée !... Et comme il en voulait, à son ordinaire, au métal, à ton or et à ton argent, il a couru d’abord à ton portefeuille, dont il a forcé la serrure d’acier ; puis à ton secrétaire, dont il a brisé la serrure de fer ; et, faisant paquet de tes florins, de tes ducats et de tes bijoux, il a tout emporté en te laissant pour adieu le poignard dans la cloison... Et de là, décollant le papier de tenture, il a sauté dans la chambre de cette malheureuse enfant, où il a laissé tomber une perle... Et si tu veux voir ce qu’est devenu ton médaillon, viens ! »

    Il écarta les rideaux du lit et montra à Balthazar le petit crucifix de cuivre de la jeune fille, entièrement doré des pieds à la tête et resplendissant de ce nouvel éclat...

    « Voilà ce qu’il a fait du cadre d’or... »

    Et, plongeant la main dans le coquillage qui servait de bénitier au crucifix, il en tira les deux plaques de verre du médaillon, coulées d’une seule pièce avec la fleur au milieu :

    « Et voilà ce qu’il a fait du reste !... »

    Balthazar regardait son ami d’un air effaré.

    « Et si tu veux savoir aussi comment il est sorti, reprit Cornélius en l’entraînant à la fenêtre sans lui laisser le temps de respirer, ― regarde !... »

    Il désignait la plus haute vitre, percée d’un petit trou de la grosseur d’une balle ordinaire, et si net, si rond, si parfait, que l’ouvrier le plus adroit n’eût pas mieux fait.

    « Mais, s’écria enfin Balthazar, qui croyait rêver, mais qui est-ce qui a fait tout cela ?

    ― Eh ! nigaud ! tu ne vois pas que c’est LA FOUDRE !... »

    Elle serait tombée aux pieds de Balthazar qu’il n’eût pas été plus saisi,... et il allait demander des explications à Cornélius, quand celui-ci lui imposa silence et prêta l’oreille. Une grande clameur s’élevait du côté du quai et semblait remonter la rue en se rapprochant. ― Ils ouvrirent la fenêtre et virent la foule s’agiter, crier et refluer jusqu’au perron, où elle s’arrêta pour livrer passage à une civière portée par des agents de police et sur laquelle était étendue le corps de Christiane !...

    La malheureuse enfant s’était jetée dans l’Amstel, d’où Petersen, le garde de nuit, venait de la retirer.
    A la vue de ce pâle visage, de ces yeux qui semblaient fermés pour toujours, et de ces deux bras roidis où courait le froid de la mort, Balthazar et Cornélius se précipitèrent au-devant de la civière, prirent la jeune fille dans leurs bras et la transportèrent dans la grande pièce devant le feu, sur un matelas que M. Tricamp eut le soin de faire étendre. Là, ils essayèrent de la ranimer, la réchauffant dans leurs bras, la suppliant et l’appelant comme si elle eût pu les entendre ; mais les mains étaient glacées,... le cœur ne battait plus. ― A voir leur désespoir, il n’est personne qui n’eût senti son cœur se fondre en larmes. Ils lui demandaient pardon, ils s’accusaient ! Tout le monde pleurait, car la foule avait envahi la pièce et les entourait. Enfin, au milieu de sa douleur, Cornélius eut un éclair de raison ; et collant ses lèvres sur celles de Christiane, il se mit à aspirer et respirer fortement, en facilitant avec la main le jeu des poumons. Pendant ce temps, M. Tricamp faisait chauffer des bouteilles de grès, des fers à repasser et tout ce qui pouvait être de même emploi, pour l’appliquer sous les bras et sous les pieds de la jeune fille... ― Il y eut là un terrible moment d’anxiété et de silence !... Les femmes priaient tout bas, les hommes regardaient, le cou tendu...

    « Bah ! dit quelqu’un, voilà bien du mal pour une voleuse ! »

    Balthazar bondit ; mais il n’eut rien à faire. On avait déjà jeté l’homme à la porte.

    « Elle respire ! » s’écria Cornélius haletant.

    Ce fut une clameur de joie. Tout le monde croyait au vol ; mais à quoi servirait le malheur, si ce n’était à faire plaindre les coupables ?

    Quelques minutes après, Christiane soupira, et la vie reparut un peu sur ses joues. Un médecin qui arrivait la déclara sauvée et la fit transporter dans sa chambre. Les femmes restées seules avec elle la déshabillèrent et la mirent au lit. Cornélius et Balthazar allaient et venaient, fous de joie, donnant des conseils à travers la porte, demandant ce dont on avait besoin, courant le chercher, et, au milieu de tout cela, se félicitant et se serrant la main. Pour les hommes, ils dissertaient gravement, autour du feu, sur la meilleure façon de ranimer les noyés.

    « Monsieur Balthazar, dit M. Tricamp, je vais me retirer avec mes hommes, car la jeune fille n’est pas, aujourd’hui, en état d’être arrêtée...

    ― Arrêtée !... s’écria Balthazar ; mais Cornélius ne vous l’a donc pas dit ?... Mais elle est innocente !... Nous connaissons le voleur.

    ― Le voleur ! répliqua M. Tricamp. Et qui donc ?...

    ― Mais le Tonnerre ! » dit Balthazar.

    M. Tricamp ouvrit des yeux énormes..

    « Le Tonnerre ?...

    ― Mais oui, monsieur Tricamp, dit Cornélius un peu railleur ; le Tonnerre, ou plutôt la Foudre ! Vous appliquez la physiologie à la recherche des crimes ; j’applique la physique...

    ― Et vous me soutiendrez, s’écria M. Tricamp exaspéré, que c’est la foudre qui a fait tout cela ?

    ― Elle en fait bien d’autres ! répliqua Cornélius. Et les clous de fauteuil qu’elle plante dans une glace sans la casser ; et la clef qu’elle arrache de sa serrure et qu’elle accroche à son clou ; et le papier à cigarettes qu’elle écarte délicatement du bronze mis en fusion ; et l’argent qu’elle volatilise à travers les mailles de la bourse qui demeure intacte ; et les outils du cordonnier qu’elle pique au plafond et qu’elle aimante si bien que les aiguilles courent comme des folles après le marteau ; et le mur qu’elle déracine et qu’elle porte tout d’une pièce à vingt pas de là ; et le joli trou qu’elle a fait à la vitre de Christiane ; et le papier de tenture qu’elle a si proprement décollé ; et ce médaillon dont elle a fondu les deux verres sans que la fleur fût atteinte, pour laisser galamment à notre ami le plus délicieux émail qu’on puisse voir, et, à sa future, un cadeau de noce que nul ouvrier n’aurait su faire ; et, enfin, l’or du cadre dont elle a doré tout le crucifix de Christiane !...

    ― Allons donc ! répliqua M. Tricamp, ce n’est pas possible !... Et le paquet !... ce paquet qu’elle a remis à un homme par la fenêtre !...

    ― Présent, l’homme !... s’écria Petersen... C’était moi !

    ― Vous ?

    ― Oui, monsieur Tricamp, et le paquet, c’est du linge qu’elle avait préparé pour mes petits enfants qui sont malades !

    ― Bon, bon, du linge ! dit Tricamp exaspéré ; mais l’or, mais l’argent, mais les ducats, et les florins, et les autres bijoux, où sont-ils ?...

    ― Parbleu ! dit Cornélius en se frappant le front ; vous m’y faites penser... »

    Il sauta sur la table adossée au mur, et, retournant la sonnette par un violent effort :

    « Les voilà !... »

    Un gros lingot d’or, d’argent et de pierreries tomba de la sonnette avec le battant détaché, le tout fondu et coulé comme sait fondre et couler la foudre. Le métal en fusion, charriant les pierres fines et les perles, avait suivi le fil conducteur de la sonnette avec cette facilité de transport et cette fantaisie de moyens que l’électricité possède seule et qui tient du prodige et du miracle.

    M. Tricamp ramassa le lingot et le considéra avec stupeur.

    « Mais enfin, dit-il en se tournant vers Cornélius, qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ?... »

    Cornélius sourit.

    « Cette perle noire, monsieur Tricamp, que vous m’avez remise vous-même, en me défiant d’y voir une preuve d’innocence.

    ― La perle noire !

    ― Oui, monsieur Tricamp ; regardez ce petit point blanc imperceptible... C’est une brûlure ! Il n’’en faut pas plus à la Providence pour sauver une créature humaine.

    ― Ma foi, monsieur, dit Tricamp en le saluant, le savant est plus fort que moi ; je m’incline... et je vais étudier tout à l’heure la physique et la météorologie... Mais il ne me fallait pas moins que cette preuve pour éloigner de mon esprit un soupçon qui commençait à grandir et que je vous prie de me pardonner... C’est que vous étiez le complice de la demoiselle.

    ― Enfin, dit Cornélius en riant, ce qui peut vous consoler, c’est que vous ne vous étiez pas trompé sur le sexe : c’était la foudre ! »

    M. Tricamp se sauva pour ne pas en entendre davantage, suivi de la foule qui voulait colporter l’étrange nouvelle, et Gudule vint annoncer que Christiane allait mieux, qu’elle savait tout, et qu’elle demandait à les voir.

    Que dire de cette scène ? Balthazar riait, Cornélius pleurait ; Christiane, à qui l’on défendait de parler, riait et pleurait.

    « Ma petite Christiane, dit Balthazar, à genoux près du lit, si tu ne veux pas me chagriner, ne refuse pas le cadeau que je vais te faire ».

    Et il déposa sur le lit le lingot d’or, d’argent et de pierreries.

    Christiane fit le geste de refuser.

    « Oh ! dit vivement Balthazar en lui fermant la bouche, il te faut bien une dot...

    ― ... Si vous voulez de moi pour mari ?... » ajouta Cornélius.

    Christiane ne répondait rien ; mais elle regarda d’un œil humide le bon savant qui lui avait rendu l’honneur et la vie... Et je vous assure, moi qui étais là, que ce regard ne voulait pas dire : Non !




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