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    Voltaire

    L’Éducation d’un prince

    Puisque le dieu du jour en ses douze voyages
    Habite tristement sa maison du Verseau,
    Que les monts sont encor assiégés des orages,
    Et que nos prés riants sont engloutis sous l’eau,
    Je veux au coin du feu vous faire un nouveau conte.
    Nos loisirs sont plus doux par nos amusements.
    Je suis vieux, je l’avoue, et je n’ai point de honte
    De goûter avec vous le plaisir des enfants.
    Dans Bénévent jadis régnait un jeune prince
    Plongé, dans la mollesse, ivre de son pouvoir,
    Elevé comme un sot, et sans en rien savoir,
    Méprisé des voisins, haï dans sa province.
    Deux fripons gouvernaient cet état assez mince ;
    Ils avaient abruti l’esprit de monseigneur,
    Aidés dans ce projet par son vieux confesseur ;
    Tous trois se relayaient. On lui faisait accroire
    Qu’il avait des talents, des vertus, de la gloire,
    Qu’un duc de Bénévent, dès qu’il était majeur,
    Etait du monde entier l’amour et la terreur :
    Qu’il pouvait conquérir l’Italie et la France,
    Que son trésor ducal regorgeait de finance,
    Qu’il avait plus d’argent que n’en eut Salomon,
    Sur son terrain pierreux du torrent de Cédron.
    Alamon (c’est le nom de ce prince imbécile)
    Avalait cet encens, et sottement tranquille,
    Entouré de bouffons, et d’insipides jeux,
    Quand il avait dîné croyait son peuple heureux.
    Il restait à la cour un brave militaire,
    Emon, vieux serviteur du feu prince son père,
    Qui, n’étant point payé, lui parlait librement,
    Et prédisait malheur à son gouvernement.
    Les ministres jaloux, qui bientôt le craignirent,
    De ce pauvre honnête homme aisément se défirent ;
    Emon fut exilé ; le maître n’en sut rien.
    Le vieillard, confiné dans une métairie,
    Cultivait sagement ses amis et son bien,
    Et pleurait à la fois son maître et sa patrie.
    Alamon loin de lui laissait couler sa vie
    Dans l’insipidité de ses molles langueurs.
    Des sots Bénéventins quelquefois les clameurs
    Frappaient pour un moment son âme appesantie.
    Ce bruit sourd et lointain, qu’avec peine il entend,
    S’affaiblit dans sa course, et meurt en arrivant.
    Le poids de la misère accablait la province ;
    Elle était dans les pleurs, Alamon dans l’ennui ;
    Les tyrans triomphaient. Dieu prit pitié de lui :
    Il voulut qu’il aimât pour en faire un bon prince.
    Il vit la jeune Amide, il la vit ; l’entendit ;
    Il commença de vivre, et son cœur se sentit.
    Il était beau, bien fait, et dans l’âge de plaire.
    Son confesseur madré découvrit le mystère ;
    Il en fit un scrupule à son sot pénitent,
    D’autant plus timoré qu’il était ignorant :
    Et les deux scélérats qui tremblaient que leur maître
    Ne se connût un jour, et vînt à les connaître,
    Envoyèrent Amide avec le pauvre Emon.
    Elle fit son paquet, et le trempa de larmes.
    On n’osait résister. Le timide Alamon
    Vainement attendri, s’arrachait à ses charmes,
    Car son esprit flottant, d’un vain remords touché,
    Commençant à s’ouvrir, n’était point débouché.
    Comme elle allait partir, on entend : « Bas les armes !
    A la fuite ! à la mort ! combattons ! tout périt !
    Alla ! San Germano ! Mahomet ! Jésus-Christ ! »
    On voit un peuple entier fuyant de place en place ;
    Un guerrier en turban, plein de force et d’audace,
    Suivi de Musulmans, le cimeterre en main,
    Sur des morts entassés se frayant un chemin,
    Portant dans le palais le fer avec les flammes,
    Égorgeait les maris, mettait à part les femmes.
    Cet homme avait marché de Cume à Bénévent
    Sans que le ministère en eût le moindre vent ;
    La mort le devançait, et dans Rome la sainte
    Saint Pierre avec Saint Paul était transi de crainte.
    C’était, mes chers amis, le superbe Abdala,
    Pour corriger l’église envoyé par Alla.
    Dès qu’il fut au palais, tout fut mis dans les chaînes,
    Princes, moines, valets, ministres, capitaines,
    Tels que les fils d’Io, l’un à l’autre attachés,
    Sont portés dans un char aux plus voisins marchés.
    Tels étaient Monseigneur et ses référendaires,
    Enchaînés par les pieds avec le confesseur,
    Qui toujours se signant, et disant ses rosaires,
    Leur prêchait la constance, et se mourait de peur.
    Quand tout fut garotté, les vainqueurs partagèrent
    Le butin qu’en trois lots les émirs arrangèrent :
    Les hommes, les chevaux et les châsses des saints.
    D’abord on dépouilla les bons Bénéventins.
    Les tailleurs ont toujours déguisé la nature,
    Ils sont trop charlatans, l’homme n’est point connu.
    L’habit change les mœurs ainsi que la figure ;
    Pour juger d’un mortel il faut le voir tout nu.
    Du chef des Musulmans le duc fut le partage ;
    Il était, comme on sait, dans la fleur de son âge ;
    Il paraissait robuste, on le fit muletier ;
    Il profita beaucoup dans ce nouveau métier.
    Ses muscles énervés par l’infâme mollesse
    Prirent dans le travail une heureuse vigueur ;
    Le malheur l’instruisit, il dompta la paresse,
    Son avilissement fit naître sa valeur.
    La valeur sans pouvoir est assez inutile ;
    C’est un tourment de plus. Déjà paisiblement
    Abdala s’établit dans son appartement ;
    Boit le vin des vaincus malgré son évangile.
    Les dames de la cour, les filles de la ville,
    Conduites chaque nuit par son eunuque noir,
    A son petit coucher arrivent à la file,
    Attendent ses regards et briguent son mouchoir.
    Les plaisirs partageaient les moments de sa vie.
    Monseigneur cependant, au fond de l’écurie,
    Avec ses compagnons ci-devant ses sujets,
    Une étrille à la main prenait soin des mulets.
    Pour comble de malheur il vit la belle Amide,
    Que le noir circoncis, ministre de l’amour,
    Au superbe Abdala conduisait à son tour.
    Prêt à s’évanouir, il s’écria : « Perfide !
    Ce malheur me manquait, voici mon dernier jour. »
    L’eunuque à ce discours ne pouvait rien comprendre ;
    Dans un autre langage Amide répondit,
    D’un coup d’œil douloureux, d’un regard noble et tendre,
    Qui pénétrait à l’âme ; et ce regard lui dit :
    « Consolez-vous, vivez, songez à me défendre,
    Vengez-moi, vengez-vous ; votre nouvel emploi
    Ne vous rend à mes yeux que plus digne de moi.
    Alamon l’entendit, et reprit l’espérance.
    Amide comparut devant son excellence ;
    Le corsaire jura que jusques à ce jour
    Il avait en effet connu la jouissance,
    Mais qu’en voyant Amide il connaissait l’amour.
    Pour lui plaire encor plus elle fit résistance ;
    Et ces refus adroits annonçant les plaisirs,
    En les faisant attendre, irritaient ses désirs.
    Les femmes ont toujours des prétextes honnêtes :
    « Je suis, lui dit Amide, au rang de vos conquêtes ;
    Vous êtes invincible en amour, aux combats,
    Et tout est à vos pieds, ou veut être en vos bras ;
    Mais souffrez que trois jours mon bonheur se diffère ;
    Et pour me consoler de ces tristes délais,
    À mon timide amour accordez deux bienfaits. »
    « Qu’ordonnez-vous ? parlez, répondit le corsaire,
    Il n’est rien que mon cœur refuse à vos attraits. »
    « Des faveurs que j’attends, dit-elle, la première
    Est de faire donner deux cents coups d’étrivière
    A trois Bénéventins que j’ai mandés exprès.
    La seconde, seigneur, est d’avoir deux mulets,
    Pour m’aller quelquefois promener en litière,
    Avec un muletier qui soit selon mon choix. »
    Abdala répliqua : « Vos désirs sont mes lois. »
    Ainsi dit, ainsi fait ; le très indigne prêtre
    Et les deux conseillers corrupteurs de leur maître
    Eurent chacun leur dose, au grand contentement
    De tous les prisonniers, et de tout Bénévent.
    Et le jeune Alamon goûta le bien suprême
    D’être le muletier de la beauté qu’il aime.
    « Ce n’est pas tout, dit-elle, il faut vaincre et régner.
    La couronne ou la mort à présent vous appelle,
    Vous avez du courage, Emon vous est fidèle,
    Je veux aussi vous l’être, et ne rien épargner
    Pour vous rendre honnête homme, et servir ma patrie.
    Au fond de son exil allez trouver Emon ;
    Puisque vous avez tort, demandez-lui pardon ;
    Il donnera pour vous les restes de sa vie ;
    Tout sera préparé, revenez dans trois jours ;
    Hâtez-vous : vous savez que je suis destinée
    Aux plaisirs d’Abdala la troisième journée.
    Les moments sont bien chers à la guerre, en amours. »
    Alamon répondit : « Je vous aime, et j’y cours. »
    Il part. Le brave Emon, qu’avait instruit Amide,
    Aimait son prince ingrat devenu malheureux ;
    Il avait rassemblé des amis généreux,
    Et de soldats choisis une troupe intrépide.
    Il embrassa son prince, ils pleurèrent tous deux ;
    Ils s’arment en secret, ils marchent en silence.
    Amide parle aux siens, et réveille en leur cœur,
    Tout esclaves qu’ils sont, des sentiments d’honneur.
    Alamon réunit l’audace et la prudence ;
    Il devint un héros, sitôt qu’il combattit.
    Le Turc aux voluptés livré sans défiance,
    Surpris par les vaincus, à son tour se perdit.
    Alamon triomphant au palais se rendit,
    Au moment que le Turc, ignorant sa disgrâce,
    Avec la belle Amide allait se mettre au lit.
    Il rentra dans ses droits, et se mit à sa place.
    Le confesseur arrive avec mes deux fripons,
    Tout fraîchement sortis de leurs sales prisons,
    Disant avoir tout fait, et n’ayant rien pu faire ;
    Ils pensaient conserver leur empire ordinaire.
    Les lâches sont cruels : le moine conseilla
    De faire au pied des murs empaler Abdala.
    « Misérable ! c’est vous qui méritez de l’être,
    Dit le prince éclairé, prenant un ton de maître ;
    Dans un lâche repos vous m’aviez corrompu ;
    Je dois tout à ce Turc, et tout à ma maîtresse ;
    Vous m’aviez fait dévot, vous trompiez ma jeunesse.
    Le malheur et l’amour me rendent ma vertu.
    Allez, brave Abdala, je dois vous rendre grâce
    D’avoir développé mon esprit et mon cœur.
    De leçons désormais il faut que je me passe :
    Je vous suis obligé, mais n’y revenez pas.
    Soyez libre, partez ; et si vos destinées
    Vous donnent trois fripons pour régir vos états,
    Envoyez-moi chercher ; j’irai, n’en doutez pas,
    Vous rendre les leçons que vous m’avez données. »




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