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    Voltaire

    L’Éducation d’une fille

    Mes amis, l’hiver dure, et ma plus douce étude
    est de vous raconter les faits des temps passés.
    Parlons ce soir un peu de madame Gertrude.
    Je n’ai jamais connu de plus aimable prude.
    Par trente-six printemps, sur sa tête amassés,
    ses modestes appas n’étaient point effacés ;
    son maintien était sage, et n’avait rien de rude ;
    ses yeux étaient charmants, mais ils étaient baissés.
    Sur sa gorge d’albâtre, une gaze étendue
    avec un art discret en permettait la vue.
    L’industrieux pinceau, d’un carmin délicat,
    d’un visage arrondi relevant l’incarnat,
    embellissait ses traits sans outrer la nature ;
    moins elle avait d’apprêt, plus elle avait d’éclat :
    la simple propreté composait sa parure.
    Toujours sur sa toilette est la sainte Écriture ;
    auprès d’un pot de rouge on voit un Massillon,
    et le Petit Carême est surtout sa lecture ;
    mais ce qui nous charmait dans sa dévotion,
    c’est qu’elle était toujours aux femmes indulgente :
    Gertrude était dévote, et non pas médisante.
    Elle avait une fille ; un dix avec un sept
    composait l’âge heureux de ce divin objet,
    qui depuis son baptême eut le nom d’Isabelle.
    Plus fraîche que sa mère, elle était aussi belle :
    à côté de Minerve on eût cru voir Vénus.
    Gertrude à l’élever prît des soins assidus.
    Elle avait dérobé cette rose naissante
    au souffle empoisonné d’un monde dangereux ;
    les conversations, les spectacles, les jeux,
    ennemis séduisants de toute âme innocente,
    vrais pièges du démon, par les saints abhorrés,
    étaient dans la maison des plaisirs ignorés.
    Gertrude en son logis avait un oratoire,
    un boudoir de dévote, où, pour se recueillir,
    elle allait saintement occuper son loisir,
    et faisait l’oraison qu’on dit jaculatoire.
    Des meubles recherchés, commodes, précieux,
    ornaient cette retraite au public inconnue ;
    un escalier secret, loin des profanes yeux,
    conduisait au jardin, du jardin dans la rue.
    Vous savez qu’en été les ardeurs du soleil
    rendent souvent les nuits aux beaux jours préférables ;
    la lune fait aimer ses rayons favorables ;
    les filles en ce temps goûtent peu le sommeil.
    Isabelle, inquiète, en secret agitée,
    et de ses dix-sept ans doucement tourmentée,
    respirait dans la nuit sous un ombrage frais,
    en ignorait l’usage, et s’étendait auprès ;
    sans savoir l’admirer regardait la nature ;
    puis se levait, allait, marchait à l’aventure,
    sans dessein, sans objet qui pût l’intéresser,
    ne pensant point encore, et cherchant à penser.
    Elle entendit du bruit au boudoir de sa mère :
    la curiosité l’aiguillonne à l’instant.
    Elle ne soupçonnait nulle ombre de mystère ;
    cependant elle hésite, elle approche en tremblant,
    posant sur l’escalier une jambe en avant,
    étendant une main, portant l’autre en arrière,
    le cou tendu, l’œil fixe, et le cœur palpitant,
    d’une oreille attentive avec peine écoutant.
    D’abord elle entendit un tendre et doux murmure,
    des mots entrecoupés, des soupirs languissants.
    « Ma mère a du chagrin, dit-elle entre ses dents,
    et je dois partager les peines qu’elle endure. »
    Elle approche ; elle entend ces mots pleins de douceur :
    « André, mon cher André, vous faites mon bonheur ! »
    Isabelle à ces mots pleinement se rassure.
    « Ma tendresse, dit-elle, a pris trop de souci,
    ma mère est fort contente, et je dois l’être aussi. »
    Isabelle, à la fin, dans son lit se retire,
    ne peut fermer les yeux, se tourmente et soupire :
    « André fait des heureux ! et de quelle façon ?
    Que ce talent est beau ! mais comment s’y prend-on ? »
    Elle revit le jour avec inquiétude.
    Son trouble fut d’abord aperçu par Gertrude.
    Isabelle était simple, et sa naïveté
    laissa parler enfin sa curiosité.
    « Quel est donc cet André, lui dit-elle, madame,
    qui fait, à ce qu’on dit, le bonheur d’une femme ? »
    Gertrude fut confuse : elle s’aperçut bien
    qu’elle était découverte, et n’en témoigna rien.
    Elle se composa, puis répondit : « Ma fille,
    il faut avoir un saint pour toute une famille,
    et, depuis quelque temps, j’ai choisi saint André.
    Je lui suis très dévote, il m’en sait fort bon gré ;
    je l’invoque en secret, j’implore ses lumières ;
    il m’apparaît souvent, la nuit, dans mes prières ;
    c’est un des plus grands saints qui soient en paradis. »
    À quelque temps de là, certain monsieur Denis,
    jeune homme bien tourné, fut épris d’Isabelle.
    Tout conspirait pour lui, Denis fut aimé d’elle,
    et plus d’un rendez-vous confirma leur amour.
    Gertrude en sentinelle entendit à son tour
    les belles oraisons, les antiennes charmantes,
    qu’Isabelle entonnait quand ses mains caressantes
    pressaient son tendre amant de plaisir enivré.
    Gertrude les surprit, et se mit en colère.
    La fille répondit : « Pardonnez-moi, ma mère,
    j’ai choisi saint Denis, comme vous saint André. »
    Gertrude, dès ce jour, plus sage et plus heureuse,
    conservant son amant, et renonçant aux saints,
    quitta le vain projet de tromper les humains.
    On ne les trompe point : la malice envieuse
    porte sur votre masque un coup d’œil pénétrant ;
    on vous devine mieux que vous ne savez feindre ;
    et le stérile honneur de toujours vous contraindre
    ne vaut pas le plaisir de vivre librement.
    La charmante Isabelle, au monde présentée,
    se forma, s’embellit, fut en tous lieux goûtée.
    Gertrude en sa maison rappela pour toujours
    les doux amusements, compagnons des Amours :
    les plus honnêtes gens y passèrent leur vie.
    Il n’est jamais de mal en bonne compagnie.




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