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    Voltaire

    La Bégueule

    Conte moral

    Dans ses écrits, un sage Italien
    Dit que le mieux est l’ennemi du bien ;
    Non qu’on ne puisse augmenter en prudence,
    En bonté d’âme, en talents, en science ;
    Cherchons le mieux sur ces chapitres-là ;
    Partout ailleurs évitons la chimère.
    Dans son état, heureux qui peut se plaire,


    Vivre à sa place, et garder ce qu’il a !
    La belle Arsène en est la preuve claire.
    Elle était jeune : elle avait à Paris
    Un tendre époux empressé de complaire
    À son caprice, et souffrant ses mépris.
    L’oncle, la sœur, la tante, le beau-père
    Ne brillaient pas parmi les beaux esprits ;
    Mais ils étaient d’un fort bon caractère.
    Dans le logis des amis fréquentaient ;
    Beaucoup d’aisance, une assez bonne chère ;
    Les passe-temps que nos gens connaissaient,
    Jeu, bal, spectacle et soupers agréables,
    Rendaient ses jours à peu près tolérables :
    Car vous savez que le bonheur parfait
    Est inconnu ; pour l’homme il n’est pas fait.
    Madame Arsène était fort peu contente
    De ses plaisirs. Son superbe dégoût,
    Dans ses dédains, fuyait ou blâmait tout.
    On l’appelait la belle impertinente.

    Or admirez la faiblesse des gens :
    Plus elle était distraite, indifférente,
    Plus ils tâchaient, par des soins complaisants,
    D’apprivoiser son humeur méprisante ;
    Et plus aussi notre belle abusait
    De tous les pas que vers elle on faisait.
    Pour ses amants encor plus intraitable,
    Aise de plaire, et ne pouvant aimer,
    Son cœur glacé se laissait consumer
    Dans le chagrin de ne voir rien d’aimable.
    D’elle à la fin chacun se retira.
    De courtisans elle avait une liste ;
    Tout prit parti ; seule elle demeura
    Avec l’orgueil, compagnon dur et triste :
    Bouffi, mais sec, ennemi des ébats,
    Il renfle l’âme, et ne la nourrit pas.
    La dégoûtée avait eu pour marraine
    La fée Aline. On sait que ces esprits
    Sont mitoyens entre l’espèce humaine
    Et la divine ; et monsieur Gabalis
    Mit par écrit leur histoire certaine.
    La fée allait quelquefois au logis
    De sa filleule, et lui disait : « Arsène
    Es-tu contente à la fleur de tes ans ?
    As-tu des goûts et des amusements ?
    Tu dois mener une assez douce vie. »
    L’autre en deux mots répondait : « Je m’ennuie. »
    — C’est un grand mal, dit la fée, et je crois
    Qu’un beau secret, c’est de vivre chez soi. »

    Arsène enfin conjura son Aline
    De la tirer de son maudit pays.
    « Je veux aller à la sphère divine :
    Faites-moi voir votre beau paradis ;
    Je ne saurais supporter ma famille,
    Ni mes amis. J’aime assez ce qui brille,
    Le beau, le rare ; et je ne puis jamais
    Me trouver bien que dans votre palais ;
    C’est un goût vif dont je me sens coiffée.
    — Très volontiers », dit l’indulgente fée.

    Tout aussitôt dans un char lumineux
    Vers l’orient la belle est transportée.
    Le char volait ; et notre dégoûtée,
    Pour être en l’air, se croyait dans les cieux.
    Elle descend au séjour magnifique
    De la marraine. Un immense portique,
    D’or ciselé, dans un goût tout nouveau,
    Lui parut riche et passablement beau ;
    Mais ce n’est rien quand on voit le château.
    Pour les jardins, c’est un miracle unique ;
    Marly, Versaille, et leurs petits jets d’eau,
    N’ont rien auprès qui surprenne et qui pique.
    La dédaigneuse, à cette œuvre angélique,
    Sentit un peu de satisfaction.
    Aline dit : « Voilà votre maison ;
    Je vous y laisse un pouvoir despotique,
    Commandez-y. Toute ma nation
    Obéira sans aucune réplique.
    J’ai quatre mots à dire en Amérique,
    Il faut que j’aille y faire quelques tours ;
    Je reviendrai vers vous dans peu de jours.
    J’espère, au moins, dans ma douce retraite,
    Vous retrouver l’âme un peu satisfaite. »

    Aline part. La belle en liberté
    Reste et s’arrange au palais enchanté,
    Commande en reine, ou plutôt en déesse.
    De cent beautés une foule s’empresse
    À prévenir ses moindres volontés.
    A-t-elle faim, cent plats sont apportés ;
    De vrai nectar la cave était fournie,
    Et tous les mets sont de pure ambroisie ;
    Les vases sont du plus fin diamant.
    Le repas fait, on la mène à l’instant
    Dans les jardins, sur les bords des fontaines,
    Sur les gazons, respirer les haleines
    Et les parfums des fleurs et des zéphyrs.
    Vingt chars brillants de rubis, de saphirs,
    Pour la porter se présentent d’eux-mêmes,
    Comme autrefois les trépieds de Vulcain
    Allaient au ciel, par un ressort divin,
    Offrir leur siège aux majestés suprêmes.
    De mille oiseaux les doux gazouillements,
    L’eau qui s’enfuit sur l’argent des rigoles,
    Ont accordé leurs murmures charmants ;
    Les perroquets répétaient ses paroles,
    Et les échos les disaient après eux.
    Telle Psyché, par le plus beau des dieux
    À ses parents avec art enlevée,
    Au seul Amour dignement réservée,
    Dans un palais des mortels ignoré,
    Aux éléments commandait à son gré.
    Madame Arsène est encor mieux servie :
    Plus d’agréments environnaient sa vie ;
    Plus de beautés décoraient son séjour ;
    Elle avait tout ; mais il manquait l’Amour.
    Pour égayer notre mélancolique
    On lui donna le soir une musique
    Dont les accords et les accents nouveaux
    Feraient pâmer soixante cardinaux.
    Ces sons vainqueurs allaient au fond des âmes ;
    Mais elle vit, non sans émotion,
    Que pour chanter on n’avait que des femmes,
    « Dans ce palais point de barbe au menton !
    À quoi, dit-elle, a pensé ma marraine ?
    Point d’homme ici ! Suis-je dans un couvent ?
    Je trouve bon que l’on me serve en reine ;
    Mais sans sujets la grandeur est du vent.
    J’aime à régner, sur des hommes s’entend ;
    Ils sont tous nés pour ramper dans ma chaîne :
    C’est leur destin, c’est leur premier devoir ;
    Je les méprise, et je veux en avoir. »
    Ainsi parlait la recluse intraitable ;
    Et cependant les nymphes sur le soir
    Avec respect ayant servi sa table,
    On l’endormit au son des instruments.

    Le lendemain mêmes enchantements,
    Mêmes festins, pareille sérénade ;
    Et le plaisir fut un peu moins piquant.
    Le lendemain lui parut un peu fade ;
    Le lendemain fut triste et fatigant ;
    Le lendemain lui fut insupportable.

    Je me souviens du temps trop peu durable
    Où je chantais, dans mon heureux printemps,
    Des lendemains plus doux et plus plaisants.

    La belle enfin, chaque jour festoyée,
    Fut tellement de sa gloire ennuyée
    Que, détestant cet excès de bonheur,
    Le paradis lui faisait mal au cœur.
    Se trouvant seule, elle avise une brèche
    À certain mur ; et, semblable à la flèche
    Qu’on voit partir de la corde d’un arc,
    Madame saute, et vous franchit le parc.

    Au même instant palais, jardins, fontaines,
    Or, diamants, émeraudes, rubis,
    Tout disparaît à ses yeux ébaubis ;
    Elle ne voit que les stériles plaines
    D’un grand désert, et des rochers affreux :
    La dame alors, s’arrachant les cheveux,
    Demande à Dieu pardon de ses sottises.
    La nuit venait, et déjà ses mains grises
    Sur la nature étendaient ses rideaux.
    Les cris perçants des funèbres oiseaux,
    Les hurlements des ours et des panthères,
    Font retentir les antres solitaires.
    Quelle autre fée, hélas ! prendra le soin
    De secourir ma folle aventurière ?
    Dans sa détresse elle aperçut de loin,
    À la faveur d’un reste de lumière,
    Au coin d’un bois, un vilain charbonnier,
    Qui s’en allait par un petit sentier,
    Tout en sifflant, retrouver sa chaumière.
    « Qui que tu sois, lui dit la beauté fière,
    Vois en pitié le malheur qui me suit :
    Car je ne sais où coucher cette nuit. »
    Quand on a peur, tout orgueil s’humanise.

    Le noir pataud, la voyant si bien mise,
    Lui répondit : « Quel étrange démon
    Vous fait aller dans cet état de crise,
    Pendant la nuit, à pied, sans compagnon ?
    Je suis encor très loin de ma maison.
    Ça, donnez-moi votre bras, ma mignonne ;
    On recevra sa petite personne
    Comme on pourra. J’ai du lard et des œufs.
    Toute Française, à ce que j’imagine,
    Sait, bien ou mal, faire un peu de cuisine.
    Je n’ai qu’un lit ; c’est assez pour nous deux. »

    Disant ces mots, le rustre vigoureux
    D’un gros baiser sur sa bouche ébahie
    Ferme l’accès à tout repartie ;
    Et par avance il veut être payé
    Du nouveau gîte à la belle octroyé.
    « Hélas ! hélas ! dit la dame affligée,
    Il faudra donc qu’ici je sois mangée
    D’un charbonnier ou de la dent des loups ! »
    Le désespoir, la honte, le courroux
    L’ont suffoquée : elle est évanouie.
    Notre galant la rendait à la vie.
    La fée arrive, et peut-être un peu tard.
    Présente à tout, elle était à l’écart.
    « Vous voyez bien, dit-elle à sa filleule,
    Que vous étiez une franche bégueule.
    Ma chère enfant, rien n’est plus périlleux
    Que de quitter le bien pour être mieux. »


    La leçon faite, on reconduit ma belle
    Dans son logis. Tout y changea pour elle
    En peu de temps, sitôt qu’elle changea.
    Pour son profit elle se corrigea.
    Sans avoir lu les beaux moyens de plaire
    Du sieur Moncrif, et sans livre, elle plut.
    Que fallait-il à son cœur ? qu’il voulût.
    Elle fut douce, attentive, polie,
    Vive et prudente, et prit même en secret
    Pour charbonnier un jeune amant discret,
    Et fut alors une femme accomplie.




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