Un monde de connaissances
    Library / Literary Works

    Voltaire

    Le Dimanche ou les Femmes de Minée

    Par M. de La Visclède, Secrétaire perpétuel de l’Académie de Marseille.

    Vous demandez...

    A Madame Harnanche
    Vous demandez, Madame Harnanche,
    Pourquoi nos dévots paysans,
    Les cordeliers à la grand’manche,
    Et nos curés catéchisants,
    Aiment à boire le dimanche.
    J’ai consulté bien des savants.
    Huet, cet évêque d’Avranche,
    Qui pour la Bible toujours penche,
    Prétend qu’un usage si beau
    Vient de Noé le patriarche,
    Qui, justement dégoûté d’eau,
    S’enivrait au sortir de l’arche.
    Huet se trompe: c’est Bacchus,
    C’est le législateur du Gange,
    Ce dieu de cent peuples vaincus,
    Cet inventeur de la vendange.
    C’est lui qui voulut consacrer
    Le dernier jour hebdomadaire
    A boire, à rire, à ne rien faire:
    On ne pouvait mieux honorer
    La divinité de son père.
    Il fut ordonné par les lois
    D’employer ce jour salutaire
    A ne faire œuvre de ses doigts
    Qu’avec sa maîtresse et son verre.
    Un jour, ce digne fils de dieu
    Et de la pieuse Sémèle
    Descendit du ciel au saint lieu
    Où sa mère, très peu cruelle,
    Dans son beau sein l’avait conçu,
    Où son père, l’ayant reçu,
    L’avait enfermé dans sa cuisse;
    Grands mystères bien expliqués,
    Dont autrefois se sont moqués
    Des gens d’esprit pleins de malice.
    Bacchus à peine se montrait
    Avec Silène et sa monture,
    Tout le peuple les adorait;
    La campagne était sans culture;
    Dévotement on folâtrait;
    Et toute la cléricature
    Courait en foule au cabaret.
    Parmi ce brillant fanatisme,
    Il fut un pauvre citoyen
    Nommé Minée, homme de bien,
    Et soupçonné de jansénisme.
    Ses trois filles filaient du lin,
    Aimaient Dieu, servaient le prochain,
    Evitaient la fainéantise,
    Fuyaient les plaisirs, les amants,
    Et, pour ne point perdre de temps,
    Ne fréquentaient jamais l’église
    Alcitoé dit à ses sœurs:
    "Travaillons et faisons l’aumône;
    Monsieur le curé dans son prône
    Donne-t-il des conseils meilleurs?
    Filons, et laissons la canaille
    Chanter des versets ennuyeux:
    Quiconque est honnête et travaille
    Ne saurait offenser les dieux.
    Filons, si vous voulez m’en croire;
    Et, pour égayer nos travaux,
    Que chacune conte une histoire
    En faisant tourner ses fuseaux."
    Les deux cadettes approuvèrent
    Ce propos tout plein de raison,
    Et leur sœur, qu’elles écoutèrent;
    Commença de cette façon:
    "Le travail est mon dieu, lui seul régit le monde;
    Il est l’âme de tout: c’est en vain qu’on nous dit
    Que les dieux sont à table ou dorment dans leur lit.
    J’interroge les cieux, l’air, et la terre, et l’onde:
    Le puissant Jupiter fait son tour en dix ans;
    Son vieux père Saturne avance à pas plus lents,
    Mais il termine enfin son immense carrière;
    Et, dès qu’elle est finie, il recommence, encor.
    Sur son char de rubis mêlés d’azur et d’or,
    Apollon va lançant des torrents de lumière.
    Quand il quitta les cieux, il se fit médecin,
    Architecte, berger, ménétrier, devin;
    Il travailla toujours. Sa sœur l’aventurière
    Est Hécate aux enfers, Diane dans les bois,
    Lune pendant les nuits, et remplit trois emplois.
    Neptune chaque jour est occupé six heures
    A soulever des eaux les profondes demeures,
    Et les fait dans leur lit retomber par leur poids.
    Vulcain, noir et crasseux, courbé sur son enclume,
    Forge à coups de marteau les foudres qu’il allume.
    On m’a conté qu’un jour, croyant le bien payer,
    Jupiter à Vénus daigna le marier.
    Ce Jupiter, mes sœurs, était grand adultère;
    Vénus l’imita bien: chacun tient de son père.
    Mars plut à la friponne; il était colonel,
    Vigoureux, impudent, s’il en fut dans le ciel,
    Talons rouges, nez haut, tous les talents de plaire;
    Et, tandis que Vulcain travaillait pour la cour,
    Mars consolait sa femme en parfait petit-maître,
    Par air, par vanité, plutôt que par amour.
    Le mari méprisé, mais très digne de l’être,
    Aux deux amants heureux voulut jouer d’un tour.
    D’un fil d’acier poli, non moins fin que solide,
    Il façonne un réseau que rien ne peut briser.
    Il le porte la nuit au lit de la perfide.
    Lasse de ses plaisirs, il la voit reposer
    Entre les bras de Mars; et, d’une main timide,
    Il vous tend son lacet sur le couple amoureux;
    Puis, marchant à grands pas, encor qu’il fût boiteux,
    Il court vite au Soleil conter son aventure.
    Toi qui vois tout, dit-il, viens, et vois ma parjure.
    Cependant que Phosp(h) ore aux bords de l’Orient
    Au-devant de son char ne paraît point encore,
    Et qu’en versant des pleurs la diligente Aurore
    Quitte son vieil époux pour son nouvel amant,
    Appelle tous les dieux; qu’ils contemplent ma honte;
    Qu’ils viennent me venger." Apollon est malin;
    Il rend avec plaisir ce service à Vulcain.
    En petits vers galants sa disgrâce il raconte;
    Il assemble en chantant tout le conseil divin.
    Mars se réveille au bruit, aussi bien que sa belle:
    Ce dieu très éhonté ne se dérangea pas;
    Il tint, sans s’étonner, Vénus entre ses bras,
    Lui donnant cent baisers qui sont rendus par elle.
    Tous les dieux à Vulcain firent leur compliment;
    Le père de Vénus en rit longtemps lui-même.
    On vanta du lacet l’admirable instrument,
    Et chacun dit: "Bonhomme, attrapez-nous de même."
    Lorsque la belle Alcitoé
    Eut fini son conte pour rire,
    Elle dit à sa sœur Thémire
    Tout ce peuple chante Evoé;
    Il s’enivre, il est en délire;
    Il croit que la joie est du bruit.
    Mais vous, que la raison conduit,
    N’auriez-vous donc rien à nous dire?"
    Thémire à sa sœur répondit:
    "La populace est la plus forte,
    Je crains ces dévots, et fais bien:
    A double tour fermons la porte,
    Et poursuivons notre entretien.
    Votre conte est de bonne sorte;
    D’un vrai plaisir il me transporte:
    Pourrez-vous écouter le mien?
    C’est de Vénus qu’il faut parler encore;
    Sur ce sujet jamais on ne tarit:
    Filles, garçons, jeunes, vieux, tout l’adore;
    Mille grimauds font des vers sans esprit
    Pour la chanter. Je m’en suis souvent plainte.
    Je détestais tout médiocre auteur:
    Mais on les passe, on les souffre, et la sainte
    Fait qu’on pardonne au sot prédicateur.
    Cette Vénus, que vous avez dépeinte
    Folle d’amour pour le dieu des combats,
    D’un autre amour eut bientôt l’âme atteinte:
    Le changement ne lui déplaisait pas.
    Elle trouva devers la Palestine
    Un beau garçon dont la charmante mine,
    Les blonds cheveux, les roses et les lis,
    Les yeux brillants, la taille noble et fine,
    Tout lui plaisait: car c’était Adonis.
    Cet Adonis, ainsi qu’on nous l’atteste,
    Au rang des dieux n’était pas tout à fait;
    Mais chacun sait combien il en tenait.
    Son origine était toute céleste;
    Il était né des plaisirs d’un inceste.
    Son père était son aïeul Cinira,
    Qui l’avait eu de sa fille Mirra.
    Et Cinira, ce qu’on a peine à croire,
    Etait le fils d’un beau morceau d’ivoire.
    Je voudrais bien que quelque grand docteur
    Pût m’expliquer sa généalogie:
    J’aime à m’instruire, et c’est un grand bonheur
    D’être savante en la théologie.
    Mars fut jaloux de son charmant rival;
    Il le surprit avec sa Cythérée,
    Le nez collé sur sa bouche sacrée,
    Faisant des dieux. Mars est un peu brutal;
    Il prit sa lance, et, d’un coup détestable,
    Il transperça ce jeune homme adorable,
    De qui le sang produit encore des fleurs.
    J’admire ici toutes les profondeurs
    De cette histoire; et j’ai peine à comprendre
    Comment un dieu pouvait ainsi pourfendre
    Un autre dieu. Çà, dites-moi, mes sœurs,
    Qu’en pensez-vous? parlez-moi sans scrupule:
    Tuer un dieu n’est-il pas ridicule?
    - Non, dit Climène; et, puisqu’il était né,
    C’est à mourir qu’il était destiné.
    Je le plains fort; sa mort paraît trop prompte.
    Mais poursuivez le fil de votre conte."
    Notre Thémire, aimant à raisonner,
    Lui répondit: "Je vais vous étonner.
    Adonis meurt; mais Vénus la féconde,
    Qui peuple tout, qui fait vivre et sentir,
    Cette Vénus qui créa le plaisir,
    Cette Vénus qui répare le monde,
    Ressuscita, sept jours après sa mort,
    Le dieu charmant dont vous plaignez le sort.
    - Bon! dit Climène, en voici bien d’une autre:
    Ma chère sœur, quelle idée est la vôtre!
    Ressusciter les gens! je n’en crois rien.
    - Ni moi non plus, dit la belle conteuse,
    Et l’on peut être une fille de bien
    En soupçonnant que la fable est menteuse.
    Mais tout cela se croit très fermement
    Chez les docteurs de ma noble patrie,
    Chez les rabbins de l’antique Syrie,
    Et vers le Nil, où le peuple en dansant,
    De son Isis entonnant la louange,
    Tous les matins fait des dieux, et les mange.
    Chez tous ces gens Adonis est fêté.
    On vous l’enterre avec solennité;
    Six jours entiers l’enfer est sa demeure;
    Il est damné tant en corps qu’en esprit
    Dans ces six jours chacun gémit et pleure;
    Mais le septième il ressuscite, on rit.
    Telle est, dit-on, la belle allégorie,
    Le vrai portrait de l’homme et de la vie:
    Six jours de peine, un seul jour de bonheur.
    Du mal au bien toujours le destin change:
    Mais il est peu de plaisirs sans douleur,
    Et nos chagrins sont souvent sans mélange."
    De la sage Climène enfin c’était le tour.
    Son talent n’était pas de conter des sornettes,
    De faire des romans, ou l’histoire du jour,
    De ramasser des faits perdus dans les gazettes.
    Elle était un peu sèche, aimait la vérité,
    La cherchait, la disait avec simplicité,
    Se souciant fort peu qu’elle fût embellie:
    Elle eût fait un bon tome à l’Encyclopédie.
    Climène à ses deux sœurs adressa ce discours:
    "Vous m’avez de nos dieux raconté les amours,
    Les aventures, les mystères:
    Si nous n’en croyons rien, que nous sert d’en parler?
    Un mot devrait suffire: on a trompé nos pères,
    Il ne faut pas leur ressembler.
    Les Béotiens, nos confrères,
    Chantent au cabaret l’histoire de nos dieux;
    Le vulgaire se fait un grand plaisir de croire
    Tous ces contes fastidieux
    Dont on a dans l’enfance enrichi sa mémoire.
    Pour moi, dût le curé me gronder après boire,
    Je m’en tiens à vous dire, avec mon peu d’esprit,
    Que je n’ai jamais cru rien de ce qu’on m’a dit.
    D’un bout du monde à l’autre on ment et l’on mentit;
    Nos neveux mentiront comme on fait nos ancêtres.
    Chroniqueurs, médecins et prêtres
    Se sont moqués de nous dans leur fatras obscur:
    Moquons-nous d’eux, c’est le plus sûr.
    Je ne crois point à ces prophètes
    Pourvus d’un esprit de Python,
    Qui renoncent à leur raison
    Pour prédire les choses faites.
    Je ne crois point qu’un dieu nous fasse nos enfants;
    Je ne crois point la guerre des géants;
    Je ne crois point du tout à la prison profonde
    D’un rival de Dieu même en son temps foudroyé;
    Je ne crois point qu’un fat ait embrasé ce monde,
    Que son grand-père avait noyé.
    Je ne crois aucun des miracles
    Dont tout le monde parle, et qu’on n’a jamais vus;
    Je ne crois aucun des oracles
    Que des charlatans ont vendus.
    Je ne crois point..." La belle, au milieu de sa phrase,
    S’arrêta de frayeur: un bruit affreux s’entend;
    La maison tremble: un coup de vent
    Fait tomber le trio qui jase.
    Avec tout son clergé Bacchus entre en buvant,
    "Et moi, je crois, dit-il, Mesdames les savantes,
    Qu’en faisant trop les beaux esprits,
    Vous êtes des impertinentes.
    Je crois que de mauvais écrits
    Vous ont un peu tourné la tête.
    Vous travaillez un jour de fête,
    Vous en aurez bientôt le prix,
    Et ma vengeance est tout prête:
    Je vous change en chauves-souris."
    Aussitôt de nos trois reclues
    Chaque membre se raccourcit;
    Sous leur aisselle il s’étendit
    Deux petites ailes velues.
    Leur voix pour jamais se perdit;
    Elles volèrent dans les rues,
    Et devinrent oiseaux de nuit.
    Ce châtiment fut tout le fruit
    De leurs sciences prétendues.
    Ce fut une grande leçon
    Pour tout bon raisonneur qui fronde:
    On connut qu’il est dans ce monde
    Trop dangereux d’avoir raison.
    Ovide a conté cette affaire;
    La Fontaine en parle après lui;
    Moi, je la répète aujourd’hui,
    Et j’aurais mieux fait de me taire.




    VOUS POURRIEZ AUSSI ÊTRE INTÉRESSÉ PAR


    © 1991-2024 The Titi Tudorancea Bulletin | Titi Tudorancea® is a Registered Trademark | Conditions d'utilisation
    Contact